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Caisses automatiques, la nouvelle fabrique de l’exclusion  ? Dans les commerces ou dans les services publics, les machines remplacent les caissières et guichetiers. Accentuée par la crise sanitaire, une société sans contact se profile-t-elle au détriment des plus fragiles  ?

En ce dimanche soir 23 heures, les allées et venues se poursuivent dans le supermarché Casino de la rue Marc-Bloch, dans le VIIe arrondissement de Lyon. La scène aurait pu surprendre il y a encore quelques années. Elle est aujourd’hui devenue banale.
Nul caissier ou caissière pour accueillir les clients, seuls quelques vigiles surveillent le bon déroulement des opérations et arpentent les rayons de la grande surface. On fait patiemment la queue aux caisses automatiques, on scanne ses produits et on quitte les lieux sans avoir parlé à personne. Désormais, les clients peuvent même scanner leurs articles directement sur leurs smartphones et s’affranchir du passage en caisse automatique.

Cette enseigne du groupe Casino, qui compte dans ses rangs les magasins Monoprix, Franprix, Vival, Spar ou Naturalia, a été pionnière en son genre. La première à demeurer ouverte vingt-quatre heures sur vingt-quatre, sept jours sur sept. Un test, lancé en 2018, couronné de succès et devenu un modèle à reproduire. En 2019, Casino comptait 305 magasins équipés de caisses automatiques, ce chiffre est passé à 533 en 2020. La concurrence, naturellement, n’est pas en reste et qu’il s’agisse de commerce alimentaire, de prêt-à-porter, d’équipements sportifs ou de biens culturels, partout le consommateur est sommé de s’auto-encaisser. Les confinements successifs et la crise sanitaire ont accéléré le mouvement.

A dire vrai, comme le rappelle la sociologue Marie-Anne Dujarier, ce report des tâches sur le consommateur n’est pas si nouveau, faut-il ici se souvenir de la disparition précoce des pompistes dans les stations-service ou de l’essor du « self-service ». « Je suis allé chercher dans les manuels de gestion et de management, précise l’autrice du Travail du consommateur. De McDo à eBay. Comment nous coproduisons ce que nous achetons (La Découverte, 2008), et depuis la fin des années 70 on trouve de nombreux articles qui vantent l’intérêt de mettre au travail les consommateurs, cette main-d’œuvre gratuite. » Le développement des technologies numériques et des smartphones a pu donner un nouvel élan à ces idées au tournant des années 2000.

Du côté de la grande distribution alimentaire, le phénomène est plus récent et met aujourd’hui en péril le métier de caissier et caissière. « A terme, nous sommes condamnées à disparaître, déplore Sylvie Vachoux, secrétaire fédérale de la CGT commerce et services, qui a écumé tous les postes au sein de Casino et a terminé sa carrière aux caisses automatiques à Besançon. On nous parle de reconversion mais les caissières ne vont pas toutes devenir "conseillères de vente" et aider les clients aux bornes automatiques ! » Quelque 139 000 salariés travaillent en caisse selon les chiffres de la Fédération du commerce et de la distribution, des emplois essentiellement féminins, à 92 %, et concernant des personnes sans diplômes ou peu diplômées.

Report des tâches sur le consommateur

Pour Jean Pastor, délégué syndical central CGT Géant Casino, l’équation est simple. « L’idée, c’est de réduire au maximum le nombre de salariés, d’étendre les horaires d’ouverture et d’accroître les profits, explique-t-il. A Aubagne (Bouches-du-Rhône), toutes les caisses classiques du Auchan ont été supprimées en une nuit. Pour l’instant, on se contente de ne pas remplacer les départs mais les plans sociaux vont arriver et les reconversions en conseillers de vente sont de la pure poudre aux yeux. C’est délirant, on peut avoir une conseillère pour surveiller douze caisses, les filles courent partout et sont épuisées. » Après les confinements successifs où le courage et l’abnégation des caissiers et caissières ont été célébrés, c’est la douche froide. « On a beaucoup donné, complète Sylvie Vachoux, sans nous, ça aurait été le chaos, et maintenant, on ne sait pas ce que nous allons devenir, et on attend toujours notre seconde prime Covid [une prime de 1 000 euros, ndlr]. Pendant ce temps-là, Casino a fait son plus gros chiffre d’affaires depuis vingt ans » - 31,9 milliards d’euros en 2020, plus 8 % par rapport à l’année précédente.

Signe que les grandes enseignes ne comptent plus vraiment sur l’humain, les tests de magasins sans personnel se multiplient, à l’image d’Auchan Minute, un petit conteneur de moins de 18 m², intégralement automatisé, sans vendeur ni caissier ni vigile, sur le modèle de ce qui a été expérimenté par Amazon avec ses boutiques Amazon Go. L’avènement du « service sans relations », selon l’expression de Marie-Anne Dujarier, est arrivé.

A Hennebont, en Bretagne, à quelques kilomètres de Lorient, Yannick Tizon et quelques camarades battent eux le pavé pour s’opposer à la fermeture du dernier guichet de leur gare. « Le message de l’entreprise est clair, explique le syndicaliste, plus aucun guichet dans toute la Bretagne en 2023, et à terme, plus de contrôleurs non plus. » Les voyageurs sont renvoyés à leurs smartphones et aux bornes automatiques. Même son de cloche à la Poste où les automates ont fleuri quand il ne s’agit pas d’affranchir soi-même ses plis et courriers à la maison. Entre 2020 et 2024, 2 805 bureaux doivent fermer leurs portes. De fait, les exemples pourraient se multiplier ainsi à l’envi, tous secteurs confondus, ainsi des banques qui ont vu disparaître plus de 2 000 agences en dix ans selon une étude de la Banque centrale européenne. « Partout, on perd de l’humain, du conseil et de la relation personnelle, souligne Yannick Tizon. Et on laisse ceux qui ne sont pas à l’aise avec les outils numériques sur le bord de la route. » Les chiffres sont aujourd’hui bien connus : l’illectronisme affecte 9 millions de Français et 25 millions de personnes ont des compétences numériques fragiles. Sans surprise, les non connectés sont plus âgés, moins diplômés et ont moins de ressources que les connectés. Mais les jeunes sont aussi concernés, à l’aise pour naviguer sur Snapchat ou Instagram mais moins doués quand il s’agit de se livrer à d’autres opérations.

Une dématérialisation « à marche forcée »

La disparition des guichets et interfaces humaines touche également les services publics. La stratégie nationale, Action publique 2022, lancée en 2017, prévoit la dématérialisation de 100 % des démarches administratives d’ici à l’année prochaine. « Même si l’Etat et les administrations ne veulent pas communiquer sur la question, la disparition des guichets est effective, souligne le sociologue Pierre Mazet qui travaille depuis des années sur l’accès aux droits dans les services publics et l’inclusion numérique. Une stratégie aurait pu consister à dématérialiser tout en gardant des guichets mais ce n’est pas cette voie qui a été choisie. » Si les chiffres sont rares, l’ex-sénateur LR de l’Ardèche Jacques Genest a mis en exergue, dans un rapport, les 535 suppressions nettes de trésoreries publiques depuis 2013. Le Défenseur de droits, lui, a pointé le déploiement « à marche forcée » de cette dématérialisation et ses effets d’exclusion sur certains usagers, appelant à « préserver plusieurs modalités d’accès aux services publics pour qu’aucune démarche administrative ne soit accessible uniquement par voie dématérialisée ».

Comme dans le commerce, c’est l’usager qui doit se mettre au travail et produire le service, dans ce cas pour réduire les coûts de gestion. Sauf qu’ici, on ne perd pas seulement en conseil de vente et en contact humain, c’est la mission même du service public qui est remise en cause. « Avec la disparition du guichet, on perd une fonction pédagogique, celle d’expliquer le fonctionnement de l’administration ou l’obtention d’une aide, rappelle le sociologue Vincent Dubois, auteur de "la Vie au guichet. Administrer la misère", grande enquête sur les caisses d’allocations familiales. On perd l’apprentissage progressif de règles, de normes, d’un vocabulaire parfois complexe qu’il faut traduire. Et on perd une fonction de réassurance, dans des situations marquées par l’inquiétude et l’angoisse. » Car les personnes qui se présentent, ou plutôt se présentaient aux guichets, sont en demande d’aide, précaires, dans des situations difficiles, à l’image de celles et ceux qui sollicitaient un rendez-vous chez leurs banquiers, pour quelques aménagements ou facilités de paiement. « Non seulement on perd ce moment où il peut y avoir un aménagement des règles, où on peut sortir des cases et présenter son cas, complète Pierre Mazet, mais la numérisation produit également du non-recours. Face à une interface numérique, on se décourage plus vite et on renonce à ses prestations. »

Pour Vincent Dubois, la dématérialisation, telle que menée aujourd’hui, relève d’une « mise à distance des indésirables, de ceux qui posent problème, qui comprennent mal », une « logique de filtrage » qui a débuté dès les années 90, par la mise en place successive d’hôtes et hôtesses d’accueil dans les services publics pour trier les usagers, puis de vigiles et enfin d’automates. Désormais, seuls les cas les plus critiques peuvent obtenir un rendez-vous, une sur-spécialisation qui conduit à les stigmatiser encore davantage et détruit la fonction intégratrice des services publics. En d’autres termes, l’idée d’être tous logés à la même enseigne et accueillis dans des lieux ouverts à tous. C’est ainsi le rapport à l’Etat qui est bouleversé, le guichet et son guichetier faisant par le passé office de représentation incarnée de la relation à l’Etat et à son administration. Un éloignement, une mise en distance qui pourrait être synonyme d’une défiance accrue à l’égard des institutions et, plus largement, de la politique.

« Discuter, c’est déjà un service payant »

Nul hasard donc à ce que le retour des services publics se soit retrouvé au cœur des revendications des gilets jaunes. Face à ce mouvement, une des réponses avait alors été d’annoncer la création de maisons France services partout sur le territoire, où les citoyens pourraient rencontrer physiquement des représentants des principaux organismes de l’Etat. Une évolution dont la réalisation a été largement confiée aux collectivités locales. La patate chaude a changé de main. En attendant leur déploiement et une évaluation des services qu’elles rendent réellement, les citoyens comptent surtout sur leurs proches et amis, ou s’adressent à des associations, un « effet de transfert, de délégation » qu’a pu observer Pierre Mazet. Un appel à la solidarité et à l’entraide qui peut toutefois atteindre rapidement ses limites.

« On ne peut pas se contenter de "services sans relations", la relation va revenir par la fenêtre, anticipe Marie-Anne Dujarier, sauf qu’il y a de grandes chances que cette relation soit désormais tarifée. La preuve, discuter cinq minutes avec une personne âgée, c’est déjà un service payant [à 19,90 euros par mois, pour une ou plusieurs visites hebdomadaires, ndlr] proposé par la Poste. » Le sociologue Patrick Cingolani, membre du Laboratoire du changement social et politique et auteur de la Colonisation du quotidien. Dans les laboratoires du capitalisme de plateforme (Amsterdam éditions, 2021), est proche de cette thèse. Selon lui, l’inégalité va désormais se jouer dans un rapport différencié à la machine. En somme, des machines pour les pauvres, froides, rigides, dotée d’une « capacité de silence et de non-réponse » d’une extrême violence, et des services humanisés pour les plus riches, moyennant finances. Faire travailler les consommateurs et usagers gratuitement, pour accroître le profit, et faire du contact humain un service - payant - comme un autre, tel serait l’objectif de la disparition annoncée des guichets. Nul besoin de longs développements pour comprendre qui seront les grands perdants de l’affaire.

Article Libération du 4 novembre 2021

Article publié le 4 novembre 2021.


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