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La dimension collective du travail semble avoir disparu

FANNY LEDERLIN*
Selon une étude de l’ADP Research Institute, 71 % des jeunes pourraient quitter leur travail s’ils devaient revenir intégralement en présentiel. Pour la philosophe*, ce chiffre traduit une vision individualiste et consumériste du travail.

Celle-ci ne s’inscrit plus dans une volonté d’amélioration de l’organisation de l’entreprise, analyse-t-elle.

LE FIGARO. - Une récente étude a montré qu’une large majorité des jeunes pourraient démissionner si leur employeur leur demandait de revenir à 100 % en présentiel. Qu’est-ce que cela nous révèle sur leur rapport au travail ?

Fanny LEDERLIN. - La première remarque que m’inspire ce pourcentage est l’installation, dans les rapports de travail, d’une alternative satisfaction/démission, qui semble avoir succédé à l’alternative satisfaction/revendication, qui prévalait jusqu’alors. Comme si les salariés n’envisageaient absolument plus d’améliorer leurs conditions de travail au moyen de négociations avec leur manager ou leur patron (et même, si nécessaire, d’actions sociales et de luttes collectives), mais se plaçaient exclusivement dans une relation binaire qui s’apparente selon moi à une relation consumériste : si les conditions de travail sont satisfaisantes, je reste, sinon, je pars. La dimension collective du travail semble avoir disparu. Il ne paraît plus être question, en revendiquant de nouvelles modalités de travail - le télétravail en est une - , de contribuer à un éventuel progrès social. Plutôt que d’inscrire leur souhait de télétravailler dans le cadre d’une amélioration organisationnelle de leur entreprise (et même, dans celui d’une évolution sociétale et politique), ils le considèrent comme un besoin individuel et une requête personnelle. Si le besoin n’est pas satisfait, on envisage de changer d’employeur comme on « changerait de crémerie ».

Existe-t-il un nouveau critère de confort ou de plaisir dans le travail ?
Sont-ce des critères de vie plus importants qu’auparavant ?

Je ne sais pas si les termes de confort ou de plaisir sont les plus appropriés. Ce qui semble assez clair, c’est que les jeunes qui exercent des métiers « télétravaillables » (rappelons qu’il s’agit essentiellement de cadres et d’employés de bureau) tiennent beaucoup à garder un équilibre entre leur vie privée et leur vie professionnelle. Ils ne sont pas prêts à sacrifier tout leur « temps de vie » au travail. D’autre part, ils semblent tenir à leur autonomie dans l’organisation de leur temps de travail. Ces deux revendications sont évidemment tout à fait légitimes.

Ce qui est surprenant, c’est qu’ils associent le télétravail à ces vertus, alors qu’il est loin d’être certain qu’il suffise de travailler à distance pour mieux gérer l’équilibre entre ses temps privés et professionnels et pour travailler de façon plus autonome. Il se pourrait même, au contraire, que le télétravail favorise une sorte d’« indifférenciation » entre les temps privés et professionnels qui risque de se traduire par une « intrusion » du travail dans le domicile et par une extension du travail dans le temps privé. De plus, le télétravail pourrait donner lieu à une plus grande surveillance des salariés (par l’intermédiaire des logiciels dédiés aux réunions à distance, par exemple), et contribuer à une forme de « tâcheronisation » du travail (un travail à la tâche, mécanique et répétitif). Autrement dit, les jeunes salariés semblent considérer le télétravail comme un acquis social sans avoir pris le temps de questionner véritablement cette nouvelle modalité de travail.

« Plutôt que d’inscrire leur souhait de télétravailler dans le cadre d’une amélioration organisationnelle de leur entreprise, les jeunes salariés le considèrent comme un besoin individuel et une requête personnelle »

Cette distanciation avec le lieu de travail pourrait avoir une influence sur les relations entre salariés et entreprises : elles seront nécessairement moins fortes, voire inexistantes. Le manque de fidélité réciproque pourrait poser problème. Existe-t-il risque de précarisation de ce type d’emploi ?

Si les relations entre les salariés et les employeurs avaient été bonnes, peut-être les salariés ne plébisciteraient-ils pas autant le télétravail ? J’entends beaucoup parler, depuis la crise du Covid, du problème de l’« engagement » des salariés et de leur difficile fidélisation, mais il faudrait quand même rappeler que ce sont les entreprises qui, au cours des dernières décennies, n’ont eu de cesse de casser les collectifs de travail, d’individualiser les relations entre employeurs et employés, et parfois même de licencier brutalement des salariés (ce qui ne laissait pas vraiment penser qu’ils comptaient pour elles). Je veux dire que l’engouement pour le télétravail est peut-être d’abord lié au malaise qui régnait dans les bureaux avant sa généralisation. Alors, plutôt que de s’en prendre au télétravail, il serait peut-être plus judicieux, pour les managers et les patrons, de réfléchir à ce qui s’est dégradé dans le travail au cours des dernières décennies, sous l’effet des mutations technologiques et managériales, notamment.

Le télétravail pose également la question de l’attachement géographique. Dans un monde de plus en plus anglophone, les entreprises ne pourraient-elles pas embaucher à travers le monde entier ? Cela ne risquerait-il pas de se retourner contre les jeunes ?

En effet, la généralisation du télétravail pourrait s’accompagner d’une forme de dumping social. Après que l’industrie a eu recours à une main-d’œuvre bon marché dans l’est de l’Europe ou en Chine, par exemple, les métiers télétravaillables (informatique, bureautique, banque, fonctions commerciales, etc.) pourraient désormais donner lieu à des recrutements de personnels dans des pays où les droits sociaux sont moindres et où le droit du travail est moins protégé (en Inde, par exemple), et ainsi délocaliser les emplois qui, jusqu’à présent, n’étaient pas menacés par la mondialisation. C’est l’un des problèmes que les jeunes devraient avoir à l’esprit pour mesurer l’avancée réelle que pourrait représenter le télétravail dans leur vie. Et ils auraient tout intérêt à s’interroger plus globalement sur les modalités et les finalités de leur travail, en n’oubliant pas qu’il s’inscrit dans un contexte collectif, sociétal et politique - celui d’une crise écologique durable, doublée d’une crise économique et sociale probable - qui dépasse largement la question du télétravail.

* Doctorante en philosophie, Fanny Lederlin a publié « Les Dépossédés de l’open space. Une critique écologique du travail » (PUF, 2020).

Article Le Figaro du 29 juillet 2022

Article publié le 29 juillet 2022.


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