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« Le grand combat actuel, c’est la lutte contre la fraude fiscale »

Les avocates Eva et Caroline Joly ont épaulé les syndicalistes de la CGT dans l’affaire qui s’est conclue par l’amende record de plus d’un milliard d’euros infligée à McDonald’s France. Elles montent aujourd’hui au front contre General Electric dans une nouvelle affaire de fraude fiscale, dénoncée par la CFE-CGC et SUD.

Après la condamnation de McDonald’s, Eva Joly et Caroline Joly, sa fille, sont convaincues que les salariés ont un rôle important à jouer au sein des grandes entreprises face à un État défaillant. Elles ont reçu « l’Humanité magazine » dans leur cabinet parisien, situé face à l’hôtel de la Grande-Chancellerie, siège du ministère de la Justice. Entretien avec un « binôme infernal ».

Eva Joly C’est un peu l’objectif. La condamnation de McDonald’s n’aboutit qu’en conséquence d’une initiative privée : à l’origine de cette procédure, il y a un CSE – c’est-à-dire une instance représentative du personnel – qui s’inquiète des pratiques fiscales de l’employeur et qui nous contacte en tant que conseils privés pour étudier les possibilités d’agir. Et ce, parce que le parquet ne prend l’initiative que dans des cas extrêmement rares. Il y a une raison : le « verrou de Bercy » existe toujours et le procureur ne peut pas se réveiller un beau matin en se disant : « Tiens, si j’allais vérifier les comptes de telle multinationale. »

Eva Joly D’une certaine façon. L’affaire McDonald’s est un peu un accident de l’histoire…

Caroline Joly Nous avons démontré que ce genre de pratiques peut engendrer un coût très élevé pour la société qui s’y risquerait. Cette alliance entre CSE, syndicat et expertise privée est une pratique qui pourrait se répercuter dans beaucoup d’entreprises.

Eva Joly Ces nouvelles pratiques sont très intéressantes. Les salariés vont commencer à recourir à des experts externes et à devenir aussi eux-mêmes des experts sur les questions financières et fiscales. C’est à la base des entreprises qu’on peut détecter les anomalies. Je pense que c’est la forme que prendront de plus en plus les actions syndicales.

Caroline Joly Ces actions s’appuient sur le fait que tout le monde a bien conscience qu’il est important que la charge de l’impôt soit équitablement répartie et que les grandes sociétés présentes en France paient des impôts en France.

Eva Joly Les salariés doivent prendre conscience de leur pouvoir, de l’intérieur, en vérifiant les comptes de leurs entreprises.

Eva Joly Cette fonction revient évidemment d’abord aux services de l’État, mais étant donné la situation dans laquelle se trouvent les services publics en France, les autorités de poursuite ne peuvent pas toujours aller enquêter parce qu’elles croulent déjà sous des piles de dossiers. D’autant plus que les affaires de ce type sont difficiles à analyser.

Caroline Joly Cela représente un travail d’expertise très lourd et la possibilité de saisir les procureurs est limitée par le privilège de Bercy.

Eva Joly Oui, que ce soit au niveau de la justice ou du parquet, et probablement aussi des services fiscaux. La compétence et le dévouement sont bien au rendez-vous, mais les moyens… En dix ans, nous avons perdu des milliers d’inspecteurs fiscaux.

Caroline Joly Tout à fait. Les délais d’audiencement sont extrêmement longs, tout comme les délais d’information judiciaire. Pour McDonald’s, nous n’avons atteint que l’étape de l’enquête préliminaire (l’action pénale avait été lancée fin 2015 – NDLR). Suivre le cours « normal » de la justice aurait pris encore plusieurs années pour arriver au terme de la procédure, peut-être encore six de plus, ce qui aurait signifié que les personnes impliquées n’auraient sûrement plus été présentes.

Eva Joly Ce n’est peut-être pas voulu par l’État mais c’est indéniablement la conséquence d’une idéologie qui pousse à sabrer dans les crédits, avec au final un État faible. La doctrine libérale véhicule l’idée que le contrôle coûterait cher, préférant ainsi l’autocontrôle. Cette sorte de contrat de confiance ne peut pas fonctionner dans un système où les entreprises sont en compétition pour leurs bénéfices. La tentation de cacher les résultats négatifs est trop grande. Cela provoque les infections à la bactérie E. coli dans les abattoirs, 100 000 morts pour l’amiante dans le secteur du BTP ou encore zéro impôt déclaré chez certaines entreprises. Nous avons besoin d’inspecteurs, mais le libéralisme exige de supprimer les services publics devant mener ces missions.

Eva Joly Oui, c’est encore nous, le binôme infernal (rires). Nous avons porté plainte au parquet national financier car, une fois encore, le résultat du groupe nous paraît avoir été artificiellement minoré.

Caroline Joly Il a fallu trouver les mécanismes juridiques pour lancer l’affaire. Néanmoins, on ne peut pas nier qu’il y ait un changement de mentalité. Quand une affaire va au pénal, même s’il y a un accord avec une convention judiciaire d’intérêt public (CJIP), c’est intimidant pour les entreprises car au final les résultats – l’amende et l’effet dissuasif que nous évoquions – sont bien là, pour les personnes morales et potentiellement pour les personnes physiques.

Caroline Joly Les temps changent : l’optimisation fiscale agressive expose à de lourdes sanctions. Nous devons arriver à établir des bonnes pratiques. La bonne nouvelle est que le sujet est beaucoup moins clivant que par le passé.

Eva Joly Nous allons vivre la même chose avec la fraude fiscale qu’avec la corruption dans les années 1990. Personne n’était alors puni. Il a fallu dix années pour imposer ce changement. Nous pouvons imaginer que la lutte contre la fraude fiscale va connaître le même cheminement. C’est le grand combat actuel.

Eva Joly Ils ont beaucoup fait pour la lutte contre la corruption mais il y a eu aussi beaucoup d’abus : ils ont utilisé des outils discutables – l’extraterritorialité – pour affaiblir des entreprises concurrentes.

Caroline Joly La loi française Sapin 2 constitue aussi une sorte de rééquilibrage de la France, qui se dote de moyens de sanctionner elle aussi des entreprises américaines, là où avant cela ne fonctionnait que dans l’autre sens.

Eva Joly L’idée d’avoir un tribunal pour juger les crimes financiers est un projet qui peut prendre encore des décennies avant de se mettre en place.

Eva Joly Parvenir à imposer un taux d’imposition minimal mondial serait un grand progrès. J’ai applaudi la proposition de Joe Biden d’instaurer un taux minimal de 21 %, même si je travaille au sein d’une commission – l’Icrict (Commission indépendante pour la réforme de la fiscalité internationale des entreprises) – où nous préconisons un taux d’imposition minimal mondial de 25 %. Toutefois, ces 21 % étaient déjà formidables car ils éliminaient l’attractivité des paradis fiscaux tout en rapportant plus de 200 milliards aux caisses publiques au niveau mondial, avec notamment un montant loin d’être négligeable pour les pays en voie de développement.

Eva Joly J’avais l’espoir que la France soutiendrait l’idée d’un taux à 21 %. L’alignement d’Emmanuel Macron sur le taux des paradis fiscaux européens – 12,5 % – a été une déception terrible. Les 15 % « effectifs » sur lesquels nous avons abouti représentaient un compromis au rabais, mais quand même un énorme progrès. Mais les États ont commencé à vouloir protéger leurs champions et les demandes d’exceptions négociées sont apparues. Tout ça est d’une grande hypocrisie. Cette belle initiative a été contrée par le président français, qui a montré son vrai visage de libéral.

(1) Voir l’édition de « l’Humanité » du 17 juin 2022.

Article L’Humanité Dimanche du 18 août 2022

Article publié le 19 août 2022.


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