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Silence, les accidents du travail tuent

C’est une hécatombe invisible, une som­me de drames de l’«  insécurité  » pour lesquels aucun ministre ne se déplace jamais. A l’heure où «  le social  » revient en force, dit-on, dans la campagne présidentielle, les 733 salariés morts en un an dans des accidents du travail (chiffres de 2019, derniers connus), soit deux par jour, forment un cortège de fantômes auxquels la société, le débat politique en général, et en particulier la gauche, pourtant en quête de retrouvailles avec le peuple, tournent résolument le dos.

Ces morts oubliés ont des noms. Ils s’appellent Romain Torres, ­apprenti bûcheron de 17 ans, percuté par un tronc d’arbre sur un chantier forestier du Bas-Rhin le 28 juin 2018. Ou Teddy Lenglos, 20 ans, manœuvre dans le BTP, enseveli le 10 janvier 2020 sous les décombres après l’effondrement d’un mur à Béthune (Pas-de-Calais). Ou Chahi, 41 ans, livreur à vélo pour Uber Eats, mort percuté par une voiture à Sotteville-lès-Rouen (Seine-Maritime), le 6 mai 2021. Ou Abdoulaye Soumahoro, 41 ans, tombé dans un malaxeur à béton le 22 décembre 2020 sur le chantier du Grand Paris Express.

Depuis 2016, Matthieu Lépine, professeur d’histoire et géographie à Montreuil (Seine-Saint-Denis), a entrepris de donner une visibilité à ces tragédies, de sortir leurs victimes de l’anonymat, de reconstituer leur vie afin de les faire passer «  du fait divers au fait social  ». Son compte Twitter, ouvert en 2019 et intitulé «  Accident du travail  : silence des ouvriers meurent  »,est suivi par plus de 40 000 personnes. Il y publie les articles de la presse qu’il dépouille systématiquement, interpelle la ministre du travail, suit les – rares – procédures judiciaires, rend hommage à ceux qui se sont «  tués à la tâche  », met leurs familles en contact. Vendredi 28 janvier, il comptabilisait déjà 24 morts depuis le début de la nouvelle année.

Une inflexion inquiétante

Seule une telle initiative militante permet de rendre compte de ce phénomène enfoui. Car aucune statistique officielle ne rend compte de la totalité des accidents du travail survenant en France. Selon l’Assurance-maladie, 655 715 accidents du travail ont entraîné un arrêt de travail d’au moins un jour en 2019. Mais ce nombre n’inclut ni ceux dont sont victimes les fonctionnaires, ni ceux qui touchent les «  travailleurs indépendants  », non systématiquement pris en charge. Or, tout porte à croire que c’est parmi les livreurs, les chauffeurs à leur compte et autres personnels ubérisés que prolifère désormais le fléau des accidents du travail.

Les statistiques disponibles le montrent clairement déjà  : «  Les travailleurs les plus vulnérables sont, de manière injuste, les plus exposés  », observe Véronique Daubas-Letourneux, dans Accidents du travail. Des morts et des blessés invisibles (Bayard 2021). La sociologue souligne une inflexion inquiétante  : après une chute historique spectaculaire des accidents du travail (leur fréquence a été divisée par quatre entre 1950 et 2000) liée à la désindustrialisation et aux progrès de la prévention, leur fréquence ne baisse plus et leur taux de gravité est reparti à la hausse. La place de la France à cet égard n’est pas glorieuse  : dans une enquête de 2007, elle se classait à l’avant-dernier rang des États de l’Union européenne avec un taux de 3 000 accidents graves pour 100 000 travailleurs, contre 1 700 en moyenne dans l’UE.

Qui sont les victimes des accidents  ? De façon significative, les travailleurs intérimaires, ceux du secteur de la santé et de celui du nettoyage (bizarrement agglomérés dans les statistiques), sont les plus surreprésentés (28 % des accidents pour 18 % des salariés), suivis des salariés de l’agroalimentaire, des transports et du BTP. S’agissant d’accidents mortels, 90 % touchent des hommes, principalement parmi les ouvriers du BTP et les chauffeurs- routiers. Les marins-pêcheurs et les bûcherons paient aussi un lourd tribut. Mais le taux global d’accidents progresse chez les femmes, en particulier dans le secteur de l’aide à la personne, qui inclut les Ehpad et l’aide à domicile. Cela va du dos cassé en portant des personnes impotentes au meurtre par un patient, comme celui d’Audrey Adam, 36 ans, conseillère en économie sociale et familiale tuée dans l’Aube en mai 2021 par un ancien agriculteur dont elle s’occupait.

A l’heure où le thème de la sécurité colonise le discours politique et où domine le principe de précaution, le black-out sur les accidents du travail renvoie à la gestion individuelle des dossiers, à l’explication par la «  fatalité  » ou la maladresse personnelle, mais aussi au fait que les victimes sont très souvent jeunes, peu formées, isolées et vulnérables car dans un statut précaire.

Ce silence est troublant, s’agissant d’un phénomène hautement symptomatique des inégalités sociales – les ouvriers y sont 40 fois plus exposés que les cadres –, aussi bien en matière de pénibilité du travail, d’espérance de vie – parmi les hommes, un ouvrier sur deux n’atteint pas 80 ans, contre un cadre sur trois – et de précarité. Celle-ci réduit la capacité à maîtriser ses conditions de travail et à assurer sa sécurité.

Dans son dernier livre (Les Epreuves de la vie, Seuil, 2021), le sociologue et historien Pierre Rosanvallon développe l’analyse selon laquelle les réalités sensibles vécues par les individus constituent les nouveaux fondements de l’action collective et, partant, de politiques nouvelles axées sur le respect et la dignité. Les accidents du travail, bénins ou dramatiques, relèvent à l’évidence de ce registre des épreuves qui façonnent les manières de voir et de voter, les indignations et les ­révoltes. La démocratie gagnerait à les sortir de l’angle mort où ils sont relégués, à les considérer comme des signaux d’alarme sur les défaillances de l’organisation du travail et sur les inégalités, ­plutôt que comme le prix à payer pour les «  risques du métier  ».

Article Le Monde du 31 janvier 2022

Article publié le 31 janvier 2022.


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