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À Blois, les salariés de l’usine Poulain menacée se méfient de la politique

Installée dans la ville depuis 176 ans, la chocolaterie est menacée de démantèlement par son actionnaire, le fonds d’investissement français Eurazeo. Malgré la collision avec la campagne des législatives, le personnel et l’intersyndicale tiennent les élus à distance.

Blois , Villebarou (Loir-et-Cher).– Il était impensable de manquer le rendez-vous pour les candidat·es aux élections législatives de la 1 re circonscription du Loir-et-Cher. Ce 22 juin à partir de 10 h 30, les 109 salarié·es de l’usine Poulain de Villebarou, juste à côté de Blois, appelaient leurs soutiens à manifester contre la fermeture de leur entreprise, créée dans la ville en 1848 par Victor-Auguste Poulain.

L’usine qu’il avait installée non loin du centre-ville dès 1864 a tourné sans discontinuer depuis, même si elle a été délocalisée dans la zone industrielle voisine en 1991. Son actuel propriétaire, Carambar & Co, a programmé son extinction définitive pour la fin de l’année, 176 ans après la naissance de l’entreprise et de sa célèbre marque.

L’intersyndicale FO-CGT-CFDT martèle ses messages. « Depuis 1848, Poulain, c’est Blois, et Blois, c’est Poulain » , clame-t-elle, annonçant se préparer à s’opposer « par tous les moyens à la délocalisation de la production hors du bassin d’emploi de Blois »

Un peu partout dans l’agglomération, les affichettes « Touche pas à mon Poulain » fleurissent. Le groupe Facebook « Blois solidaire de Poulain » compte plus de 5 000 membres et la pétition de soutien a dépassé les 14 000 signatures. La présence à la manifestation de samedi était donc incontournable pour tout responsable politique briguant un siège lors des scrutins des 30 juin et 7 juillet.

Pourtant, les candidat·es, comme tous les responsables politiques, ont été prié·es par l’intersyndicale de se faire discrets. Les salarié·es et leurs familles et les retraité·es de l’entreprise ont été placé·es en tête du cortège, et les soutiens politiques seulement « en second plan » . Avec un mot d’ordre clair : que la manifestation « reste apolitique » . Comme toute la mobilisation à venir.

« Les responsables politiques locaux, nous les rencontrons bien sûr. Ils sont comme nous, un peu sous le choc, personne ne s’attendait à cette annonce de fermeture totale , raconte Olivier Dupont, élu Force ouvrière de Poulain et secrétaire du comité social et économique (CSE). Mais nous nous concentrons sur les salariés et sur le combat pour nos emplois. »

Ses homologues sont sur la même longueur d’onde. « Pour nous, il n’y a pas de préférence pour un parti ou un autre, on va tirer sur toutes les cordes auxquelles on aura accès. Pour autant, on ne veut surtout pas politiser notre mouvement , revendique Cédrick Tournois, le délégué syndical CFDT. Certains partis politiques tentent déjà de s’accaparer le sort de la chocolaterie à notre place, et cela commence à être gênant. »

« C’est vrai que s’il n’y avait pas eu cette dissolution, on aurait peut-être eu moins de soutien des politiques, et on veut faire le maximum de bruit Mais je ne veux pas entrer dans la politique » , complète le responsable CGT de l’usine, Tony Anjoran, dont la confédération a pourtant appelé pour la première fois à voter pour les candidat·es de gauche dès le premier tour . « Je dis à chacun de voter en son âme et conscience et ça s’arrête là. »

Une telle unanimité dans la prise de distance avec la sphère politique en dit long sur le discrédit de l’action publique en matière industrielle dans la ville dont l’emblématique ministre de la culture socialiste Jack Lang fut maire de 1989 à 2000, et député de 1986 à 1993, puis de 1997 à 2000.

L’actuel député, Marc Fesneau, est l’actuel ministre de l’agriculture. Comme ses concurrents, il y est allé d’un mot de soutien lors du débat organisé par l’antenne départementale de France 3 le 19 juin. « Ce n’est pas la première fois qu’une entreprise a une difficulté dans la circonscription, ce n’est pas la première fois non plus qu’on arrivera à l’en sortir » , a-t-il tenté. Se faisant reprendre à la volée par le jeune candidat de la gauche unie, Reda Belkadi (contre qui il avait gagné au second tour des législatives de 2022), qui lui a rétorqué que la chocolaterie n’était pas en difficulté, mais qu’elle était victime de la « rapacité » de ses actionnaires.

Augmentation, intéressement, recrutements

Et de fait, même si le site ne produit que le tiers de ce qu’il serait en capacité de fabriquer, Poulain n’est pas au bord de la faillite, tant s’en faut. Ses salarié·es font le portrait d’un outil de production moderne, bien entretenu et efficace, où les conditions de sécurité sont bonnes. 14 intérimaires y travaillent à temps complet, ce qui contredit l’idée d’une usine vivant au-dessus de ses moyens. Et elle fait même des bénéfices. 4 % d’augmentation générale ont été accordés pour 2024, et un intéressement a été versé à chacun·e – « 3 000 euros pour un salaire de 30 000 euros brut annuel » , précise Tony Anjoran de la CGT.

Autre indicateur de sa santé, Poulain a même recruté deux spécialistes de la maintenance il y a une poignée de mois, les débauchant tous les deux d’un CDI ailleurs. « J’ai trois mois et vingt jours d’ancienneté , calcule Sylvain, le nouveau technicien de maintenance. Et quand j’ai démarré mon parcours d’embauche il y a six mois, je suis convaincu que dans cette usine, pas une personne n’était au courant que la fermeture était prévue. »

L’annonce a été faite par la direction aux responsables syndicaux le 5 juin, et le processus de consultation du CSE devait démarrer le 13 juin. Elle a finalement été repoussée jusqu’au 25 juin, parce que les élu·es ont refusé de siéger, faute de documents officiels envoyés dans les temps.

Nous venons de comprendre qu’il s’agissait de la première étape du projet de fermeture.

Communiqué de l’intersyndicale

La sidération demeure forte. L’usine appartient depuis 2017 à Carambar & Co, qui a réuni onze célèbres marques françaises de confiserie, à l’identité forte mais en perte de vitesse : Carambar, Malabar, Suchard, Lutti, Michoko, Krema… Le groupe, qui compte 1 000 salarié·es, est détenu par le fonds d’investissement français Eurazeo, dont l’actionnaire de référence (avec presque 18 % du capital), est la holding familiale de la famille Decaux, pilote du géant de l’affichage publicitaire JCDecaux.

La direction estime que les frais fixes sont trop importants et assure qu’il faudrait investir 18 millions d’euros pour remettre le site à niveau, ce que contestent fermement les syndicats. Le groupe, qui n’a pas répondu à Mediapart, assure qu’ « aucun des efforts déployés pour trouver une solution industrielle de nature à pérenniser l’activité du site » n’a abouti.

En décembre 2023, la fabrication de chocolat en poudre (pour les marques Suchard et Benco), qui représentait 18 % de la production du site, avait déjà été cédée au groupe allemand Krüger, leader européen des boissons instantanées.

« Nous venons de comprendre qu’il s’agissait de la première étape du projet de fermeture. En effet, il est prévu que le groupe Krüger récupère aussi la production d’une partie des chocolats Poulain. C’est une trahison » , tonnent les syndicats dans leur dernier communiqué, diffusé le 21 juin au soir. La CGT rappelle aussi que la pâte à tartiner Poulain, relancée en 2019, est désormais produite en Italie, signe supplémentaire d’une délocalisation qui ne dit pas son nom.

Les élus locaux se sont « fait balader »

Les responsables politiques locaux ne peuvent que constater leur relative impuissance. Au début de l’année, Marc Auclair, président de Carambar & Co depuis peu, avait convié le trio socialiste aux manettes, Marc Gricourt, le maire de Blois, Christophe Degruelle, son alter ego à la tête de la communauté d’agglomération, et François Bonneau, le président de la région Centre-Val de Loire.

« Il nous avait expliqué qu’il fallait trouver de nouveaux contrats pour l’usine, car l’outil était surdimensionné, mais que tout allait bien. Il y a encore deux mois, j’ai demandé au préfet si du côté de l’État ils en savaient plus, mais non, rien » , rapporte Christophe Degruelle. Finalement, les élus ont été informés de la fermeture programmée en même temps que les syndicats. « Nous avons le sentiment de nous être fait balader, que l’entreprise a voulu nous endormir » , confesse Christophe Degruelle.

« Ce n’est pas une opération industrielle, c’est une opération financière, pour rémunérer davantage encore des actionnaires , tonne-t-il. Une prise de pouvoir des actionnaires déconnectés des territoires. » Mais au niveau local, ses moyens d’action sont limités. Le trio socialiste prépare une lettre ouverte à la famille Decaux, au nom des liens que l’entreprise d’affichage entretient avec les collectivités locales – elle est en contrat avec la mairie et la communauté d’agglomération.

Le 2 juillet, ils devraient aussi faire adopter une délibération de la communauté d’agglomération pour manifester son intérêt pour les terrains qu’occupe l’usine, et sa volonté de les préempter en cas de vente. Une manière, espèrent les élus, de maintenir une certaine pression sur l’entreprise.

Pas sûr que cela adoucisse l’attitude des salarié·es à leur égard. « Les politiques vont parader autour de nous, c’est sûr » , anticipait Fabrice à la veille de la manifestation. « Il y a déjà un plan de déménagements des lignes vers d’autres usines du groupe. Un tel bouleversement, cela ne se fait pas en quelques semaines, cela fait des mois qu’ils le préparent » , gronde celui qui est arrivé en 1998 dans l’entreprise comme magasinier.

« Carambar & Co détenait cinq usines en France, ils vont passer à quatre, bien gonfler la production des sites restants, et quand tout cela sera tout beau, qu’ils auront de jolis chiffres, ils vendront l’entreprise » , pronostique-t-il.

Propriétaire anglais, américain, puis français

Au-delà du nombre d’emplois en jeu, relativement modeste, Fabrice incarne l’attachement de la ville de 47 000 habitant·es à la chocolaterie : « J’ai 26 ans d’entreprise, mon beau-frère en a 30, et ma grand-mère y a fait toute sa carrière. Ici, c’est une boîte familiale, elle compte aussi pas mal de couples. »

Car Poulain est un patrimoine. À l’échelle de la France, on se souvient du pionnier de la réclame, des images cachées dans les tablettes faisant office de bons points à l’école, on redécouvre que l’entreprise est à l’origine de la caravane publicitaire du Tour de France et que le cycliste Raymond Poulidor fut longtemps son ambassadeur.

À Blois, on entretient encore la mémoire de l’odeur de la torréfaction des fèves de cacao, qui envahissait la ville jusqu’en 1990 lorsque le vent tournait à l’ouest avec la pluie, des visites scolaires de l’usine dans les années 1950 et 1960, dont il se dit qu’on pouvait se remplir les poches de douceurs, ou des jobs d’été qui faisaient monter le nombre de salarié·es jusqu’à 1 500 « en saison ».

Le lien ne s’est pas perdu en 1988, quand Poulain a été vendu au groupe britannique Cadbury Schweppes, ni en 2010, quand Cadbury a été absorbé par l’américain Kraft Foods, devenu deux ans plus tard Mondelez International. C’est cet acteur majeur de l’agroalimentaire qui a vendu ses marques françaises jugées non prioritaires à Eurazeo.

« La marque est née ici. On a été anglais, on a été américains, et maintenant français. Et c’est les Français qui nous virent » , constate, amer, Florent, qui en trente-trois ans dans l’usine, a été manutentionnaire, conducteur de machine, coordinateur et enfin référent sécurité.

Le RN, éléphant dans la pièce

Les conséquences d’une telle secousse sont-elles mesurables ? Et se transmettront-elles aux élections législatives, dont l’annonce est venue percuter le début de la lutte des salarié·es ? « Dans le contexte actuel, une annonce comme celle-là ne peut qu’exacerber le ressentiment des salariés et des habitants » , juge un bon connaisseur de la vie politique locale. Et accentuer le vote pour le Rassemblement national, même s’il est un éléphant dans la pièce du combat syndical en cours.

Dans le département, la liste de Jordan Bardella a fait mieux aux européennes que la moyenne française, avec 37,2 % des voix, loin devant les macronistes (14,9 %) et les socialistes (12 %). Sur France 3, la candidate RN Marine Bardet a qualifié la fermeture de l’usine de « catastrophe pour le Loir-et-Cher » et déploré la délocalisation possible.

Les employé·es de la chocolaterie refusent d’aborder le sujet et jurent qu’ils n’en parlent pas entre eux. Pour obtenir une prise de position claire sur la question, il faut se rendre à l’union départementale CGT, où l’on trouve un tract rappelant que l’extrême droite est « raciste » « contre les pauvres » « contre les femmes » et « contre les syndicats »

« On ne dit pas que les responsables politiques sont les amis des travailleurs , souligne Didier Calvo, le secrétaire général de l’UD CGT. Mais on sait que le RN est clairement leur ennemi. » Autre responsable du syndicat au niveau départemental, Christine Bariaud, estime qu’il y aurait, malgré tout, un intérêt à repolitiser les discours. Ne serait-ce que pour mettre l’exécutif face à ses contradictions : « Le gouvernement répète depuis des années qu’il travaille pour réindustrialiser la France, et il continue à le dire pendant cette campagne législative. Poulain, c’est l’occasion d’agir concrètement sur ce thème. »

Article MEDIAPART du 22 juin 2024

Article publié le 25 juin 2024.


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