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Depuis quelques jours, des algorithmes de surveillance sont utilisés par la RATP et la SNCF dans plus de cinquante gares d’Île-de-France. Des drones sont autorisés à survoler certaines villes de Seine-Saint-Denis pendant plus d’un mois. Un recours à ces technologies jamais vu dans sa quantité comme dans sa durée.
Les passagers et passagères des transports parisiens seront sous étroite surveillance lors des Jeux olympiques et paralympiques (JOP). Pour assurer la sécurité de la compétition, la préfecture de police de Paris a publié il y a quelques jours deux arrêtés autorisant la RATP à utiliser des algorithmes de surveillance dans quarante-six stations du 22 juillet au 12 août, et la SNCF dans onze gares du 25 juillet au 13 août.
Le logiciel Cityvision de la start-up française Wintics aura pour objectif de tenter de détecter la présence d’un bagage abandonné, une densité de personnes trop importante, un mouvement de foule ou une intrusion dans une zone interdite au public.
« Environ deux cents caméras sur le ressort de Paris et de l’Île-de-France bénéficieront de l’assistance algorithmique », indique à Mediapart la préfecture de police de Paris. Derrière leurs écrans, les forces de l’ordre et les opérateurs vidéo de la RATP et de la SNCF analyseront ensuite les alertes émises par le logiciel. « La machine ne prend aucune décision elle-même : elle est cantonnée à signaler via une alarme visuelle sur l’écran une détection au profit d’opérateurs humains », complète la préfecture de police.
Interdits jusqu’à peu, ces algorithmes de surveillance peuvent être expérimentés depuis le 19 mai et la promulgation de la loi « Jeux olympiques ». Jusqu’en mars 2025, lors d’événements sportifs et culturels, la police, la gendarmerie mais aussi les services de sécurité de la SNCF et la RATP pourront coupler ces intelligences artificielles (IA) aux caméras pour détecter huit situations prédéfinies, dont la présence d’objets abandonnés ou le port d’une arme.
Avant ce recours élargi pendant les JOP, plusieurs tests ont été réalisés lors de concerts du groupe Depeche Mode et de Taylor Swift ou d’un match de football entre le Paris Saint-Germain et l’Olympique lyonnais. Du 1er au 9 juin, deux caméras placées à l’entrée de l’enceinte du tournoi de tennis Roland-Garros étaient équipées de ces IA. Elles avaient pour but d’identifier une densité de foule trop importante.
« Il y a également la question de l’après-JO, s’interroge Elia Verdon, doctorante en droit public et en informatique, et directrice scientifique de l’Observatoire de la surveillance en démocratie. La durée d’expérimentation court jusqu’à mars 2025, bien après les Jeux olympiques. Cela pourrait être l’occasion pour certaines municipalités de l’utiliser au cours d’autres événements, comme des marchés de Noël. On connaît l’intérêt de certaines collectivités pour ces outils. »
Profitant de l’expérimentation accordée dans le cadre de la loi JO, le président de la région Auvergne-Rhône-Alpes, Laurent Wauquiez, a par exemple fait voter le recours à ces IA pour surveiller les trains et les lycées de la région, comme l’a révélé Reporterre.
Auditionné par le Sénat le 17 janvier 2024, le délégué interministériel aux Jeux olympiques, Michel Cadot, avait assuré que cette vidéosurveillance algorithmique serait « déployée de manière limitée […], dans des zones de forte densité, par exemple dans le centre de Paris autour des sites ». Juriste au sein de l’association de défense des libertés numériques La Quadrature du Net, Noémie Levain estime au contraire que les arrêtés récemment publiés témoignent d’une utilisation accrue. « Le nombre de stations concernées est disproportionné, avec certaines qui n’ont pas de rapport direct avec l’événement, comme Nation et République, qui sont généralement des lieux de rassemblement ou de départ et d’arrivée de manifestations. »
Efficacité remise en cause
Au cours des derniers mois, plusieurs documents ont également fait état des difficultés opérationnelles rencontrées par ces algorithmes. En octobre 2022, les députés Philippe Gosselin et Philippe Latombe ont assisté, dans le cadre d’une mission d’information, à une expérimentation infructueuse de ces technologies, menée par la SNCF à la gare du Nord. Deux logiciels devaient notamment détecter le port d’une arme, une des situations qui fait partie de l’expérimentation actuelle.
Le premier a présenté un « taux de détection presque nul et des dizaines de fausses alarmes », alors que le second a rencontré un succès plus que relatif, avec un taux de réussite de 28 %. Début avril, un rapport sénatorial dédié à la sécurisation des Jeux olympiques a également nuancé l’efficacité de ces technologies. « Par rapport aux perspectives portées au moment du vote de la loi JO, on est loin de l’objectif fixé », a admis la sénatrice LR Agnès Canayer, une des autrices du rapport, en conférence de presse. « La vidéoprotection augmentée ne sera pas optimale au moment des JO, mais les JO seront un beau terrain de jeu pour l’expérimenter. »
Cette volonté de tester ces IA à grande échelle, avant même d’avoir prouvé leur intérêt, inquiète Katia Roux, chargée de plaidoyer chez Amnesty International. « Ces algorithmes sont extrêmement intrusifs. Ils vont évaluer des situations en analysant des données corporelles et comportementales, qui sont des données personnelles protégées. Nous craignons qu’ils limitent le droit de manifester ou la liberté d’expression, puisque se savoir surveillé peut amener les personnes concernées à s’autocensurer. »
Dans sa réponse adressée à Mediapart, la préfecture de police de Paris nuance : « Ils ne peuvent utiliser aucune donnée biométrique, ne mettent en œuvre aucune technique de reconnaissance faciale et ne peuvent procéder à aucun rapprochement, interconnexion ou mise en relation automatisée avec d’autres traitements de données à caractère personnel. »
Les caméras sont vues comme quelque chose de très technique, et non pas politique, ce qui neutralise tout débat et contrôle citoyen.
Alexandre Schon, membre du comité de vigilance citoyen JO 2024
Fin juin, la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) a rendu un avis sur la surveillance de l’espace public, s’intéressant notamment à l’expérimentation d’algorithmes de surveillance lors des JO. Dans ce rapport d’une trentaine de pages, la CNCDH tire la sonnette d’alarme sur les risques de discrimination induits par la technologie.
« Dans l’hypothèse où le logiciel a été programmé pour identifier des situations préoccupantes, les programmeurs vont soumettre à la machine un certain nombre d’images collectées antérieurement par des systèmes de vidéo et sélectionnées en raison de leur pertinence pour la finalité poursuivie. La machine pourrait donc être amenée à associer un certain niveau de risques à certaines caractéristiques récurrentes dans ces images (par exemple le port d’une capuche) », note l’avis.
Face à ces mises en garde, le ministère de l’intérieur a nommé un comité d’évaluation de cette expérimentation de vidéosurveillance algorithmique. Présidé par l’ex-référent déontologue du ministère de l’intérieur Christian Vigouroux, il est notamment composé des sénateurs Jérôme Durain et Nadine Bellurot, du directeur général de la police nationale Frédéric Veaux, du directeur de la RATP Jean Castex, du préfet de police Laurent Nuñez et de la présidente de la région Île-de-France Valérie Pécresse. « Pour le moment, nous avons eu deux réunions plénières et nous allons assister aux différentes expérimentations sur site durant les JO. Les choses se mettent en place tout doucement », indique un membre de ce comité.
Au-delà des algorithmes de surveillance, l’avis de la CNCDH met l’accent sur la nécessité de renforcer les contrôles des systèmes de vidéosurveillance, laquelle « s’est largement banalisée à partir des années 2000 ». Afin d’assurer la sécurité des Jeux olympiques, le ministère de l’intérieur a subventionné des dizaines de villes dans l’installation de nouvelles caméras, en triplant pour les cinq prochaines années les crédits du fonds interministériel de prévention de la délinquance et de la radicalisation (FIPDR), perfusion financière des communes souhaitant s’équiper.
À Marseille (Bouches-du-Rhône), 1 million d’euros ont été consacrés à l’implantation de 330 caméras en 2022. À Saint-Denis, selon le dernier rapport d’orientation budgétaire, entre 2020 et 2024, la municipalité a investi 6,7 millions d’euros en vidéosurveillance. « Il y a une vision très technosolutionniste des caméras, estime Alexandre Schon, membre du comité de vigilance citoyen JO 2024 à Saint-Denis. Elles sont vues comme quelque chose de très technique, et non pas politique, ce qui neutralise tout débat et contrôle citoyen. »
Pendant ces deux semaines olympiques, la Seine-Saint-Denis ne sera pas que sous l’œil de caméras fixes. Début juillet, la préfecture de police de Paris a publié plusieurs arrêtés autorisant le recours aux drones. Au Bourget, où est installé le centre des médias, huit de ces volatiles numériques peuvent survoler la ville ainsi que celles du Blanc-Mesnil et de Dugny, et ce jusqu’au 9 septembre. Le même nombre de drones est autorisé à survoler depuis le 24 juillet – et jusqu’au 12 août – Saint-Denis, l’Île-Saint-Denis et le XVIIIe arrondissement de Paris.
« Les drones permettent d’offrir une vue de la situation assez différente et intéressante. D’après le retour d’expérience que j’ai eu, ils ont été très utiles lors des manifestations contre les mégabassines le week-end dernier [les 21 et 22 juillet 2024 – ndlr], puisqu’ils ont permis d’avoir une vue d’ensemble, qui a empêché que les policiers soient encerclés par les manifestants et les agriculteurs », juge Philippe Latombe, ancien député et ancien membre du collège de la Cnil (Commission nationale de l’informatique et des libertés).
Enseignant-chercheur à l’université de Bordeaux et membre de l’Observatoire de la surveillance en démocratie, Yoann Nabat voit, lui, dans les Jeux olympiques un usage unique de ces technologies. « Elles ont toutes été déjà utilisées de manière ponctuelle : les drones en manifestation, la vidéosurveillance algorithmique lors de compétitions sportives, les scanners corporels dans les aéroports, les QR codes pendant la pandémie. Mais c’est la première fois que l’on associe ces technologies de surveillance au cours d’un même événement, les Jeux olympiques. »
Article MEDIAPART du 25 juillet 2024
Article publié le 26 juillet 2024.