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Bruno Le Maire et sa vision personnelle de l’austérité : quand son épouse était payée par l’Assemblée

Des soupçons pèsent depuis dix ans sur l’ampleur du travail effectué par l’épouse de Bruno Le Maire, une artiste peintre rémunérée comme assistante parlementaire entre 2007 et 2013, aux frais du contribuable. Une affaire dont la justice ne s’est jamais saisie.
C’est comme le sparadrap du capitaine Haddock. Pour Bruno Le Maire, l’emploi occupé par sa femme à l’Assemblée nationale est une affaire indolore judiciairement, mais horripilante et sacrément collante.

Pour mémoire, son épouse, Pauline Le Maire, diplômée des Beaux-Arts et artiste peintre de métier, a été rémunérée pendant des années sur fonds publics, entre 2007 et 2013, pour un poste caché d’assistante parlementaire aux contours ultraflous et aux concrétisations plus nébuleuses encore, comme Mediapart l’avait révélé en 2013.

À lui seul, cet « épisode » pourrait disqualifier l’actuel ministre de l’économie et des finances à discourir sur l’argent public à économiser, les aides à l’emploi à ratiboiser, les « rentes » à bousculer et « le train de vie » de l’Etat-providence à rationaliser d’urgence. Mais Bruno Le Maire continue de prescrire ses coupes budgétaires par milliards et son plan d’austérité sans fard : les prescriptions, quand il s’agit des autres, il connaît.

Pour lui-même aussi, à vrai dire, même s’il s’agit d’un autre genre de prescription : celle qui lui a permis d’échapper à toute vérification judiciaire sur la réalité et la quantité du travail effectué par son épouse.

Dans un premier temps, en 2013, aucun magistrat n’a jugé opportun de s’emparer de nos révélations. À l’époque, le Parquet national financier (PNF) n’existait pas. Et il aura fallu attendre l’été 2017 pour que la justice frémisse : alors que la candidature de François Fillon vient de se fracasser sur le mur de l’« affaire Penelope » et que la France entière découvre l’ampleur des emplois fictifs au Parlement, un magistrat se décide à examiner le « dossier Pauline ».

D’après des informations parues dans le livre Ministère de l’injustice (Grasset, 2022), le procureur de la ville d’Évreux, terre d’élection de Bruno Le Maire, se rapproche alors du PNF pour lui soumettre l’ouverture d’une enquête préliminaire. Mais trois ans et demi après nos révélations et la fin du contrat de Pauline Le Maire, les faits sont « prescrits après analyse », tranche le PNF.

« Dans [la] grande loterie judiciaire, certains ne sont pas passés loin », grincent les auteurs du livre, Jean-Michel Décugis, Pauline Guéna et Marc Leplongeon.

Incohérences

Ainsi, ni Bruno Le Maire ni son épouse n’ont jamais eu à fournir le moindre document (note, e-mail, SMS...) susceptible d’attester du travail réalisé par celle-ci. Rarement questionné sur le sujet en interview, le ministre de l’économie peut balayer d’un revers de manche. En mai 2020, il se paye même le luxe d’un échange lunaire avec Karine Lemarchand, qui le fait parler de son épouse dans l’émission « Ambition intime » :

Karine Lemarchand : « Elle n’en a rien à faire de la politique ? »

Bruno Le Maire : « Rien ! »

Pour une ancienne collaboratrice parlementaire, censée s’être penchée sur des textes législatifs et des amendements des années durant, c’est tout de même étonnant. Mais le couple n’en est plus, dans ses déclarations publiques, à une incongruité près.

Encore l’été dernier, dans Paris Match, Pauline Bazignan (de son nom d’artiste), peintre désormais « installée » et représentée par la galerie Praz-Delavallade (Paris-Los Angeles), confesse : « La politique on en parle peu à la maison, [Bruno] est étanche comme il l’a toujours été. » Une étanchéité de « toujours » qui a été sacrément perméable à l’argent public, pourtant.

Car rappelons les faits, qui remontent au Moyen Âge de la transparence, à une époque où l’identité des collaborateurs parlementaires était tenue secrète. En octobre 2013, Bruno Le Maire est contraint de reconnaître auprès de Mediapart l’embauche de sa femme : « Pauline a effectivement travaillé pour moi dès mon élection en 2007. Elle a poursuivi auprès de mon suppléant Guy Lefrand [quand Le Maire a laissé son siège pour devenir ministre en décembre 2008– ndlr], avant de prendre un congé maternité en 2011. Elle a repris ce travail après ma réélection en juin 2012, jusqu’[en septembre 2013]. » Et d’ajouter : « J’assume totalement. » C’est bien la première fois.

24 500 euros net en 2008

En réalité, après l’avoir caché pendant plus de six ans, il n’avait plus d’autre choix. Mediapart s’était en effet procuré des feuilles de salaire prouvant les rémunérations de Pauline Le Maire, censée avoir travaillé sur deux législatures, trente-sept heures par semaine, de quoi justifier 2 700 euros brut par mois, voire 3 200 euros par moments, sans compter des « primes exceptionnelles », des « treizièmes mois », des « primes repas », etc.

Sur l’année 2008, par exemple, son contrat avec le député Le Maire lui rapporte 24 500 euros net. Ce qui représente un coût pour l’Assemblée, cotisations comprises, possiblement aux environs de 40 000 euros pour une seule année. Pour quelles tâches exactement ? Au Palais-Bourbon ou dans la circonscription ? Le ministre refuse alors tout entretien à Mediapart, pour lui-même comme pour sa femme.

Il faut dire que nos questions étaient gênantes. Par exemple, comment expliquer cette déclaration faite par Bruno Le Maire à la fin 2012, lors d’un colloque sur les femmes et la politique, où il a décrit les journées de Pauline en ces termes : « Moi je fais une expérience une fois tous les quinze jours que je recommande à tous mes collègues, c’est que je prends la place de ma femme, donc je passe une journée comme celles que passe ma femme avec quatre enfants […]. Je me demande comment elle fait, parce que c’est épique quand vous avez quatre enfants […]. La crèche ferme à 17 h 30, faut y être à 17 h 15, ensuite […] faut aller chercher celui qui a cinq ans à l’école […], et puis avec les deux gamins sous le bras, faut aller au Cora ou au Carrefour faire les courses […] et ensuite faut aller donner les bains. Or la vie politique demande de la disponibilité totale » ?

Au milieu de ce luxe de détails sur la charge quotidienne de son épouse, il ne cite pas une seconde son métier de collaboratrice. Fin 2012, tout juste sorti du gouvernement Fillon et revenu au Parlement, Bruno Le Maire venait pourtant de résigner avec Pauline. Un contrat qui valait même à l’artiste peintre d’empocher le forfait de 300 euros prévu par l’Assemblée pour couvrir les frais de garde d’enfants, dont elle a pourtant l’air de s’occuper beaucoup.

Jamais, durant toutes ces années, cet emploi n’aura été mentionné par le couple en public. Pas plus qu’il ne l’a été par Guy Lefrand, le suppléant dont la courte carrière parlementaire doit tout à Bruno Le Maire.

Interrogé par Mediapart, ce médecin de profession, propulsé à l’Assemblée en 2008, nous expliquait le recrutement de Pauline ainsi : « [Bruno Le Maire] m’a demandé de reprendre ses trois assistantes », celle basée en circonscription, celle à Paris, plus Pauline. Il licenciera l’une d’elles par la suite, Mme Le Maire jamais.

Guy Lefrand se montre incapable de dire si, de 2008 à 2012, il a rémunéré celle-ci pour un temps plein ou un temps partiel : « Il faudrait que je réfléchisse. Je ne sais plus ce qu’on a décidé. Je n’ai jamais calculé les heures de mes collaborateurs... » L’implication de Pauline à son service, en réalité, est restée si discrète qu’un ancien membre de son équipe parlementaire a confié à Mediapart n’avoir « jamais eu vent » d’un contrat pareil.

Alors que l’entourage de Bruno Le Maire indique à l’époque que Pauline se serait chargée en particulier du site internet, Guy Lefrand répond plutôt qu’« elle travaillait sur le fond des dossiers, sur la réflexion, sur la manière d’aborder des sujets ». Pas vraiment raccord.

Guy Lefrand nous parle aussi de « communication », de son « expérience d’écriture », d’un « travail rédactionnel »... Et où planchait cette artiste parisienne ? « En général à l’Assemblée aux heures où elle était disponible, dans mon bureau ; il m’est arrivé d’aller chez elle, dans le VIe arrondissement. Ça n’est pas un emploi fictif, j’ai autre chose à faire que de payer des gens à ne rien faire. »

À vrai dire, il ne « payait » rien du tout, c’est l’Assemblée qui s’en chargeait, avec l’argent des contribuables.

En octobre 2015, dans un livre-portrait tout à la gloire du ministre, publié par Olivier Biscaye et titré Bruno Le Maire, L’insoumis (Éditions du Moment), l’artiste peintre a daigné livrer les seules « explications » qu’elle ait jamais accordées : « J’ai vraiment bossé. Peut-être pas comme on l’attendait, mais j’ai assuré les tâches qui m’avaient été confiées. Je répondais au courrier adressé à Bruno, j’élaborais des arguments pour des interviews, j’intégrais les photos sur son site internet, et je faisais des comptes rendus de ses interventions à l’Assemblée. »

Bruno Le Maire, lui, se livre dans ces pages à un mea culpa de façade : « Faire travailler Pauline à mes côtés a été une erreur. J’ai oublié qu’elle avait sa carrière. » Autrement dit : qu’elle avait un vrai métier.

Article Médiapart du 20 mars 2024

Article publié le 21 mars 2024.


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