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Torchage du gaz : comment TotalEnergies brûle la planète
Une enquête de Mediapart et de ses partenaires révèle l’ampleur de la pollution générée par la multinationale en matière de torchage du gaz en Afrique et au Moyen-Orient et la façon dont le groupe français sous-estime ses responsabilités.
Dans la nuit, quatre tours métalliques crachent des flammes orange et une épaisse fumée noire. Nous sommes à 200 kilomètres au nord de Bassorah, dans le sud de l’Irak. Avec plus de 300 000 barils de pétrole extraits chaque jour, le champ de Halfaya fait depuis 2009 la fortune de ses actionnaires : la compagnie pétrolière publique chinoise CNPC, qui gère les installations, et ses trois associés, dont le français TotalEnergies, actionnaire à 22,5 %.
Mais ce site réalise une performance bien plus sombre, jusqu’ici restée secrète : parmi tous les actifs d’Afrique et du Moyen-Orient dans lesquels TotalEnergies a des intérêts, Halfaya est le deuxième champ le plus polluant en matière de torchage. Cette pratique, qui consiste à brûler l’excès de gaz qui s’échappe des puits, est très nocive pour le climat, l’environnement et la santé des riverain·es (maladies cutanées et respiratoires, cancers).
Entre 2012 et 2022, les torchères des infrastructures de Halfaya ont émis l’équivalent d’environ 24 millions de tonnes de CO2. Dont 3 millions rien qu’en 2022, autant que les émissions annuelles de 1,5 million de voitures roulant en France. C’est l’une des révélations de l’enquête « Burning Skies », menée par Mediapart et treize médias internationaux.
Kazem Dinar vit dans le disctrict d’Al-Mu’ayal, à une dizaine de kilomètres des torchères de Halfaya. Son fils Jalal a contracté un cancer de la thyroïde et a subi une ablation de cette glande. Aujourd’hui, il ne peut plus faire de sport et se déplace avec difficulté. « Les médecins spécialistes ont confirmé que c’était dû à ces émissions toxiques, ces torchères pétrolières », indique Kazem Dinar.
Un rapport du ministère irakien de la santé, révélé en 2022 par la BBC, indique que la pollution de l’air a provoqué une hausse de 20 % des cancers dans la région pétrolière de Bassorah. Nous avons recueilli, dans les villages autour de Halfaya, plusieurs récits d’habitants qui attribuent leurs maladies au torchage. « Le cancer, c’est devenu banal », indique un autre habitant.
Il aura fallu attendre quinze ans pour que le gouvernement irakien et les compagnies pétrolières s’attaquent au problème. Le 8 juin 2024, le premier ministre a inauguré à Halfaya une nouvelle usine qui doit réduire fortement le torchage, en récupérant le gaz pour produire de l’électricité. Même si lors de notre visite, le 16 septembre, quatre torchères brûlaient toujours dans l’un des sites industriels situé dans la zone du permis, comme « presque tous les jours », selon plusieurs riverains.
« En ce qui concerne Halfaya, il est important de préciser que l’opérateur est l’entreprise chinoise CNPC », nous a répondu TotalEnergies, se refusant à tout autre commentaire.
Bilan carbone minimisé
Le groupe français veut que le torchage reste dans l’ombre. Comme ses concurrents, TotalEnergies se contente de dévoiler ses émissions annuelles. Les données par pays et par site, susceptibles de mettre en cause les responsabilités précises du groupe, sont classées confidentielles.
Notre enquête « Burning Skies », coordonnée par le collectif de journalistes Environmental Investigative Forum (EIF) et le réseau European Investigative Collaborations (EIC), lève pour la première fois un coin du voile. Nous sommes parvenus à estimer les émissions liées au torchage de 665 infrastructures pétrogazières, de 2012 à 2022, dans dix-huit pays d’Afrique et du Moyen-Orient – dont douze où TotalEnergies a des intérêts.
Dans ces deux régions, TotalEnergies est, selon nos estimations, responsable de l’émission d’au moins 63 millions de tonnes de CO2 en une décennie. C’est la cinquième compagnie la plus polluante de notre classement.
Notre enquête révèle également l’ampleur de la pollution et des risques sanitaires provoqués par TotalEnergies à cause du torchage, y compris dans plusieurs pays où cette pratique désastreuse est normalement sévèrement limitée par la loi.
Notre travail suggère enfin que le groupe pétrolier français sous-estimerait l’ampleur du torchage sur ses sites pétroliers dans le monde, et de ce fait, afficherait un bilan carbone meilleur que la réalité.
Méthodologie taillée sur mesure
Pour calculer ses chiffres officiels, TotalEnergies s’attribue 100 % des émissions des infrastructures dont il est l’opérateur (c’est-à-dire le patron), même s’il y a des actionnaires minoritaires. Et 0 % pour les puits ou rafffineries dont il est actionnaire mais pas gestionnaire.
Il s’agit de la méthodologie standard dans le secteur. Mais elle est taillée sur mesure pour les compagnies pétrolières qui peuvent se décharger de toute responsabilité environnementale au sujet d’actifs dont elles tirent pourtant profit.
Pour Halfaya par exemple, Total comptabilise zéro. Et décline, de fait, toute responsabilité envers les riverain·es qui respirent l’air pollué.
Nous avons donc calculé le bilan global de TotalEnergies en matière de torchage pour la zone Afrique et Moyen-Orient, en comptabilisant les émissions des actifs que le groupe n’opère pas, au prorata du pourcentage détenu. Résultat : les émissions atteignent environ 84 millions de tonnes de CO2 sur la période 2012 et 2022, soit 40 % de plus que les seuls actifs opérés (60 millions de tonnes).
Le géant français n’est l’opérateur que de quatre des quinze infrastructures les plus émettrices dont il est actionnaire. La pollution des onze autres n’est donc pas comptabilisée par le groupe, malgré des niveaux de torchage très élevés : environ 34 millions de tonnes de CO2 en une décennie pour le Bloc 6 à Oman, selon notre estimation, 24 millions pour le champ de pétrole irakien de Halfaya, ou 10 millions pour le champ pétrolier offshore géant d’Al-Shaheen au Qatar.
Pourquoi TotalEnergies a-t-il pris des participations minoritaires dans des actifs aussi polluants ? Le groupe répond qu’il « travaille aux côtés de ses partenaires pour mettre en œuvre les meilleures pratiques sur ses actifs non opérés ». Mais ce « travail » de conviction n’est pas toujours suivi d’effet : selon nos estimations, les émissions liées au torchage des onze champs non opérés les plus polluants ont augmenté de 12 % entre 2021 et 2022.
Mais il y a presque pire. Même si on se fonde sur cette méthode de calcul parcellaire, très avantageuse pour le géant pétrolier, les déclarations officielles de TotalEnergies posent question. Il suffit de regarder les données transmises annuellement par la compagnie pétrolière au Carbon Disclosure Project (CDP) depuis 2016. En prenant en compte uniquement les actifs qu’il opère, le groupe déclare avoir émis l’équivalent de 4 millions de tonnes de CO2 en 2022 à cause du torchage.
Nous avons effectué des calculs pour la zone Afrique et Moyen-Orient, en adoptant exactement la même méthodologie que TotalEnergies.
Or, pour les années 2017 et 2019, selon notre estimation des émissions pour les six pays de la région où TotalEnergies opère, des infrastructures dépassent à elles seules ce que l’entreprise déclare comme émissions pour l’ensemble du monde.
Sur la période 2016-2022, toujours sur les pays de la zone Afrique et Moyen-Orient, nos chiffres représentent 77 % des émissions déclarées par TotalEnergies au niveau mondial. Ce qui semble irréaliste.
TotalEnergies a-t-il sous-estimé ses émissions ? Le groupe dément et conteste notre méthodologie : « Nous utilisons des méthodes basées sur des standards rigoureux, scientifiques et reconnus mondialement. Comparer les chiffres audités et publiés avec des résultats basés sur une méthodologie non reconnue et qui ne fait l’objet d’aucune tierce vérification semble refléter une démarche biaisée. »
TotalEnergies nous reproche l’usage de données satellitaires, « beaucoup moins précise que les mesures directes faites sur les installations », et susceptibles de « surestimer les volumes réels de gaz brûlé et les émissions associées ». Ces données ont toutefois un niveau de fiabilité élevé, et sont utilisées aussi bien par les scientifiques que par la Banque mondiale.
Des objectifs de réduction peu ambitieux
Selon ses déclarations publiques, les émissions de TotalEnergies liées au torchage ont baissé d’environ 38 % depuis 2018. « Nos émissions diminuent chaque année, et nous rapportons nos progrès de manière transparente et mesurable, témoignant ainsi de la réalité de notre engagement à réduire le torchage. »
En réalité, ce chiffre ne veut pas dire grand-chose, et il n’est pas transparent. Car il dépend beaucoup des variations de périmètre et de production, au sujet desquelles le groupe ne donne aucune information.
Selon nos estimations, la fin de l’exploitation par TotalEnergies du champ émirati d’Abu Al-Bukhoosh, en 2021, a fait disparaître, à elle seule, environ 2 millions de tonnes de CO2 par an ! C’est la moitié des émissions liées au torchage déclarées par TotalEnergies en 2022.
Le groupe dit vouloir réduire l’ensemble de ses émissions, toutes sources confondues, de 40 % d’ici à 2030 par rapport à 2015. Mais il n’affiche aucun objectif de réduction globale du torchage.
Son seul engagement est d’éliminer en 2030 le torchage dit « de routine », c’est-à-dire quasi permanent. Et de ne pratiquer que le torchage indispensable, dit « de sécurité », lorsqu’il faut relâcher du gaz pour éviter une explosion.
Sauf que TotalEnergies considère que seulement 17,5 % de son torchage est routinier. En clair, le groupe ne promet rien pour le solde, qui représente plus de 80 % de ses émissions actuelles.
Le taux routinier déclaré semble par ailleurs très bas, puisqu’un rapport de l’Agence internationale de l’énergie estime qu’il est en moyenne à 66 % – quatre fois plus que celui déclaré TotalEnergies. Le groupe n’a pas souhaité s’en expliquer, mais indique que sa méthode de calcul a été auditée et approuvée par le cabinet EY.
TotalEnergies met aussi en avant ses chantiers de réduction du torchage. Après des travaux réalisés en 2014 sur le champ d’Ofon, au Nigeria, les émissions ont en effet chuté de 93 % l’année suivante, selon nos estimations.
En 2023, le pétrolier français indique avoir totalement supprimé le torchage de routine sur le site OML 100 au Nigeria, ainsi qu’au Danemark. La même année, il a remporté en Irak un mégaprojet à 10 milliards de dollars, qui vise notamment à récupérer les gaz dans trois champs de pétrole pour produire de l’électricité, « ce qui mettrait fin à près d’un tiers du torchage du pays ».
Mais ces efforts ne semblent pas appliqués partout. Après plusieurs années de baisse, plusieurs puits opérés par TotalEnergies ont vu leurs émissions liées au torchage fortement rebondir en 2022 : + 43 % sur un an pour les blocs 17 et 17/06 au Nigeria, + 49 % pour le permis OML 30 au Nigéria, ou encore + 13 % pour le champ de Yanga-Sendji en République du Congo, selon nos estimations.
TotalEnergies a le savoir-faire et la technologie pour limiter la pollution. Mais le faire partout coûterait beaucoup d’argent.
Étant donné ses profits historiques de l’an dernier (20 milliards d’euros), TotalEnergies ne devrait-il pas investir plus ? Quels sont les montants dépensés chaque année pour réduire le torchage ? Le groupe a refusé de répondre à ce sujet.
Torchage en zone grise
Notre enquête montre aussi que TotalEnergies a brûlé de très gros volumes de gaz dans plusieurs pays africains où le torchage est normalement autorisé uniquement à titre exceptionnel.
En Angola, la loi sur le pétrole de 2004 dispose que le torchage est interdit, sauf « pour de courtes périodes de temps quand c’est nécessaire pour des tests ou des besoins opérationnels », et que les autorisations sont délivrées exclusivement pour des « volumes faibles ou marginaux ». Les torchères de TotalEnergies ont pourtant émis 11 millions de tonnes de CO2 en Angola entre 2012 et 2022, selon notre estimation.
Au Gabon, une loi de 2019 indique que le torchage est interdit, sauf autorisation spéciale du ministère des hydrocarbures, qui ne peut être délivrée que pour une « durée déterminée ». Mais entre 2019 et 2022, TotalEnergies a émis environ 1,8 million de tonnes de CO2 lié au torchage.
En République du Congo, les licences torchage sont également censées être exceptionnelles depuis 2007, et accordées pour une période de douze mois renouvelables. Les torchères de TotalEnergies y ont émis environ 12 millions de tonnes de CO2 entre 2012 et 2022, selon notre estimation.
Cette situation montre à tout le moins la complaisance de ces trois pays envers la multinationale française. TotalEnergies a-t-il obtenu des licences de torchage pour l’ensemble des actifs concernés ? Le groupe a-t-il été sanctionné par des amendes ? Aucun des gouvernements concernés n’a donné suite à nos questions. « TotalEnergies exerce ses activités dans le respect des lois et réglementations qui lui sont applicables », nous a indiqué l’entreprise.
L’enjeu n’est pas mince. Les fumées émises par les torchères sont en effet susceptibles de provoquer des maladies de peau et des maladies respiratoires, des fausses couches ou encore des cancers. L’impact sanitaire est maximal dans les zones densément peuplées.
C’est le cas par exemple de l’usine de gaz naturel liquéfié Angola LNG, située à Soyo, une ville angolaise de plus de 250 000 habitant·es. Entre 2012 et 2022, ce site, dont TotalEnergies détient 13,6 %, a émis en moyenne 250 000 tonnes de CO2 par an, autant que 125 000 voitures roulant en France.
Même scénario au Gabon, où TotalEnergies est l’opérateur du permis pétrolier de la pointe Clairette, très proche de l’agglomération de Port-Gentil. Nous avons identifié d’autres actifs similaires au Nigeria et en République du Congo.
TotalEnergies mesure-t-il la pollution de l’air à proximité de champs de pétrole ? A-t-il pris des mesures pour évaluer l’impact de ses torchères sur la santé des riverain·es ? Le groupe s’est refusé à tout commentaire à ce sujet.
Article MEDIAPART du 27 septembre 2024
Article publié le 29 octobre 2024.