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Comment Lapeyre s’est fait dépouiller par un fonds vautour

Frais de conseil exorbitants, rémunération somptuaire des dirigeants, investissements ralentis… Des documents exclusifs démontrent la gestion calamiteuse de la célèbre enseigne par son actionnaire, le fonds d’investissement allemand Mutares, depuis 2021. L’entreprise et ses 130 magasins sont menacés.

« Un paquebot avec un trou béant dans la coque qu’il n’est malheureusement plus possible de colmater. » Voilà, de source interne, ce qu’est devenu en moins de quatre ans le groupe Lapeyre, qui emploie 2 700 personnes en France – la moitié dans ses huit usines, le reste dans ses 130 magasins (1 000 emplois environ) et à son siège d’Aubervilliers (Seine-Saint-Denis).

La fameuse enseigne spécialisée dans la production et la vente d’équipements de maison (fenêtres, portes, escaliers, cuisines, salles de bains, etc.) perd désormais plusieurs millions d’euros par mois et se retrouve à court d’argent. « À ce rythme, c’est sûr qu’on ne finira pas l’année », craint la même source.

Plus qu’un problème conjoncturel ou de positionnement commercial pour ce groupe qui pesait encore 650 millions d’euros de chiffre d’affaires en 2023, ce sont les pratiques financières de son propriétaire depuis 2021, le fonds d’investissement allemand Mutares, qui sont pointées du doigt en interne. Ce fonds à la réputation sulfureuse a déjà amené une dizaine d’entreprises françaises, principalement industrielles, au dépôt de bilan, comme Mediapart le détaille ici.

Mutares a repris le groupe Lapeyre en mai 2021, pour un euro symbolique, au géant du CAC 40 Saint-Gobain qui, n’arrivant pas à rendre l’entreprise rentable, souhaitait s’en séparer pour favoriser ses enseignes concurrentes : La Maison Saint-Gobain, Point P ou la Plateforme du bâtiment.

Pour ne pas se retrouver accusé d’envoyer délibérément Lapeyre à la casse, Saint-Gobain a laissé en caisse à Mutares une dot substantielle de 243 millions d’euros, soit une enveloppe équivalente à sept années de pertes d’exploitation de l’entreprise en prenant comme base de comparaison l’année 2019.

En échange, le fonds allemand s’est engagé à injecter 20 millions d’euros dans l’affaire. L’accord prévoyait aussi des cessions immobilières d’une vingtaine de magasins en « lease-back » (Lapeyre restant locataire des murs) à hauteur 93,5 millions d’euros.

Mais, selon nos informations, toutes ces sommes ont déjà été quasiment dilapidées. C’est ce que prouvent les documents financiers annexés à un signalement adressé à la justice pour dénoncer la gestion calamiteuse du groupe Lapeyre par Mutares, et que Mediapart a pu consulter.

Parmi ces documents, un rapport du cabinet d’expert-comptable du comité social et économique (CSE) de Lapeyre datant de mai 2024 montre que Mutares a ponctionné la trésorerie de Lapeyre à coups de frais de conseil facturés à la pelle, le tout en rémunérant de manière somptuaire les dirigeants placés à la tête du groupe, et en serrant la vis sur les investissements.

Un constat que conteste vigoureusement Mutares en réponse aux questions de Mediapart. Le fonds d’investissement dit avoir « pleinement investi dans le redressement de Lapeyre avec une stratégie structurée visant à renforcer sa compétitivité sur le marché ». Pour lui, « toute spéculation sur un prétendu dépôt de bilan est infondée » et « nourrit les craintes et la perspective du pire », « chez les salariés comme auprès des institutionnels et du monde politique ».

Le fonds insiste : son engagement « a permis de stabiliser Lapeyre et de déployer un véritable plan de transformation, avec des actions concrètes sur l’offre, la modernisation de l’outil industriel et l’optimisation du réseau de distribution » (l’intégralité des réponses de Mutares est à lire dans les annexes, en bas de cet article).

Des commissions distribuées à tout-va

Dans le détail, Mutares a néanmoins contraint Lapeyre à arroser ses consultants, envoyés sur le terrain pour redresser l’entreprise. Pour les deux seules années 2022 et 2023, pas moins de 31 consultants Mutares sont ainsi intervenus dans les murs du groupe Lapeyre, facturés à un taux moyen de… 3 050 euros par jour et par consultant.

Ces informations ne sont pas démenties par Mutares, qui dit même avoir facturé pour un total de 20 millions d’euros de frais de conseil entre 2021 et 2024. Problème : ces montants sont nettement supérieurs à la limite fixée en 2021 dans le contrat de vente avec Saint-Gobain (le « share purchase agreement »). Pour ne pas siphonner la trésorerie de Lapeyre, Mutares s’y était engagé à ne pas encaisser plus de 2 millions d’euros de frais de conseil par an entre 2021 et 2024, soit 8 millions d’euros.

Engagement respecté, nous dit Mutares, car facturer ne veut pas dire encaisser ! Comprendre : les 12 millions d’euros restants seront encaissés par Mutares en 2025, année à partir de laquelle le fonds allemand n’est plus tenu par aucun engagement du contrat de vente.

Sous la coupe de Mutares, le groupe Lapeyre s’est aussi montré très généreux avec de nombreux cabinets de conseil externes. Il a déboursé à ce titre 50 millions d’euros de prestations entre juin 2021 et février 2024. Mutares confirme ce chiffre, mais précise que « moins de 20 millions concernent des frais de conseil liés au développement de l’activité », le reste correspondant « aux coûts (informatiques, techniques, juridiques etc.) de séparation de Lapeyre du groupe Saint-Gobain ».

Lapeyre a tout de même eu recours à au moins 40 cabinets de conseil lors des trois années suivant la reprise par Mutares, dont une palanquée de petits cabinets méconnus, pour des services opérationnels, financiers et stratégiques en tout genre. Comme si les plus de 2 700 salari·ées du groupe étaient incapables de réaliser de telles missions.

Pour sa défense, Mutares concède qu’un certain nombre de cabinets ont certes été « sollicités ponctuellement pour des missions spécifiques (fiducie, cessions immobilières, partage de plus-value, communication, e-commerce, outils de pricing), mais [que] le nombre total de cabinets réellement impliqués n’a pas dépassé 10 ».

Parmi les cabinets « réellement impliqués » qui ont le plus croqué dans l’affaire, on trouve Porsche Consulting, basé à Munich comme Mutares, et qui est l’ancien employeur d’un des principaux dirigeants de Mutares en Allemagne, Johannes Laumann, occupant le poste clé de responsable des relations investisseurs.

De juin 2021 et février 2024, Porsche Consulting a été rémunéré pour un total de 2,4 millions d’euros par Lapeyre, à un taux journalier par consultant variant de 2 160 euros à 3 600 euros hors taxes. L’objet de sa mission ? « Des travaux d’amélioration de l’efficacité industrielle qui étaient facturés 40 % moins cher par Saint-Gobain », pointe le signalement fait à la justice.

Une comparaison que réfute Mutares, au motif que, « les prix historiquement pratiqués par Saint-Gobain ne sauraient refléter la réalité des prestations effectuées, qui s’inscrivent dans un contexte de transformation d’ampleur nécessitant une expertise pointue et un accompagnement sur plusieurs dimensions stratégiques ».

Pis, la production de Porsche Consulting n’aurait abouti qu’à un rapport de 11 pages relatif à la réorganisation d’un site industriel. Commentaire de Mutares : « Limiter cette mission à un simple rapport de 11 pages est une vision très réductrice et caricaturale du travail accompli. L’intervention de Porsche Consulting s’est inscrite dans une démarche globale d’amélioration de l’efficacité industrielle. »

Les frais de personnel de la direction générale ont atteint, selon nos informations, 15,6 % des frais de personnel totaux du siège en 2022 et 14,5 % en 2023.

Autres personnes à avoir beaucoup profité de la trésorerie du groupe Lapeyre : les principaux dirigeants installés à sa tête par Mutares. En cumulé en 2022 et en 2023, les quatre nouveaux dirigeants de Lapeyre – Marc Ténart, Olivier Lurson, Michel Nicolas et Pierre Coustenoble – ont ainsi gagné 1,5 million d’euros en moyenne par tête, bonus compris. Soit des niveaux proches de cadres dirigeants du CAC 40.

De ce fait, les frais de personnel de la direction générale ont atteint, selon nos informations, 15,6 % des frais de personnel totaux du siège en 2022 et 14,5 % en 2023, contre... 3,9 % en 2020 avant la cession. Si Mutares estime « fortement erroné » le ratio de 3,9 % pour 2020 – sans toutefois préciser pourquoi –, il ne dément pas les chiffres pour les années 2022 et 2023.

En 2024, les quatre nouveaux dirigeants de Lapeyre – André Calisti, Pierre-Yves Guégan, Markus Gerstner et Dario Sangiovanni –, intervenus cette fois-ci en tant que consultants de Mutares, ont pour leur part facturé pour un total de 2,7 millions d’euros de prestations, selon les dires du fonds.
Investissements en berne et licenciements

Ces rémunérations confortables auraient pu passer inaperçues si les investissements avaient été au rendez-vous. Mais Mutares a, de ce point de vue, serré la vis. Alors qu’il avait promis un investissement total sur quatre ans de 171 millions d’euros dans l’outil productif de Lapeyre juste après le rachat à Saint-Gobain, il a mis un coup de frein à partir de septembre 2023.

« Dès l’été 2023, le marché de la rénovation, dans lequel s’inscrit Lapeyre, a connu un net ralentissement. Un plan de réduction des coûts, incluant notamment la renégociation des contrats d’énergie et des matières premières, a donc été défini et déployé », justifie Mutares, qui assure tout de même que « les investissements réalisés 2021 et fin 2024 s’élèvent à 120 millions d’euros ».

Le compte n’y est donc pas. Ainsi, tranche le rapport du cabinet d’expert-comptable joint au signalement, « depuis la reprise, la résolution des problèmes structurels [du groupe Lapeyre] n’a pas été adressée ». « Il n’y a jamais eu le moindre début d’un commencement de redressement sous Mutares, qui s’est contenté essentiellement d’augmenter les prix de vente au client final de plus de 30 % en deux ans, ce qui a conduit à une baisse des volumes [de vente] de plus de 40 % », est-il indiqué dans le signalement.

Pour toutes ces raisons, Lapeyre se retrouve dans le dur. Entre janvier et avril 2024, le groupe perdait 7 millions d’euros par mois et risquait, déjà, de ne pas finir l’année. Alors Mutares a engagé plusieurs plans sociaux. Au total, détaille une source syndicale, « cinq plans sociaux ont été mis en place sur les usines, sur le siège et les magasins. Onze magasins intégrés sont en cours de fermeture. Au total, l’effectif du groupe Lapeyre a été réduit de plus de 10 % en quelques mois ».

L’un des buts de cette manœuvre : réaliser des économies pour que Lapeyre survive jusqu’à janvier 2025, date à laquelle la dernière partie de la dot laissée par Saint-Gobain (environ 50 millions d’euros), jusqu’ici gelée dans une « fiducie sociale », est retombée dans les caisses de Lapeyre. Mutares a pu utiliser ces montants pour éponger les pertes de Lapeyre et lui faire décaisser les millions de frais de conseils que la marque lui devait encore.

Mais la purge n’est pas terminée. Selon nos informations, comme il l’a fait pour une partie des magasins, Mutares espère désormais céder en « lease back » les murs des usines Lapeyre pour un montant de plus de 50 millions d’euros. Ce qui augmenterait les charges de loyer de 6,5 millions d’euros, et rendrait d’autant moins attractif le groupe pour un éventuel repreneur, même à la barre du tribunal de commerce. « C’est une catastrophe, il ne reste pratiquement plus d’argent dans les caisses de Lapeyre et Mutares trouve encore des moyens pour capter du cash », s’indigne un syndicaliste du groupe.

Interrogé sur cette opération, Mutares ne dément pas, indiquant que « comme beaucoup d’entreprise, par temps difficile, Lapeyre utilise ses actifs pour financer son activité et ses besoins de trésorerie ». En somme, s’alarme la source citée au début de cet article, « Mutares est en train d’utiliser des canots de sauvetage pour boucher les trous dans la coque du bateau ».

Article MEDIAPART du 11 mars 2025

Article publié le 9 avril 2025.


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