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À Castellane, zone montagneuse et désert médical dans les Alpes-de-Haute-Provence, deux heures se sont écoulées entre la chute d’un homme et son héliportage vers un service de réanimation à Marseille. Selon les bandes des secours auxquelles Mediapart a eu accès, un hélicoptère basé à Nice était réquisitionné pour les JO.
Le problème s’est déjà posé en Corse quand les élu·es et les pompiers de l’île se sont émus du projet de réquisition, pendant les trois semaines des Jeux olympiques, de l’un des deux hélicoptères de l’île, dédiés à la prise en charge des patient·es en urgence vitale. La médiatisation a, semble-t-il, permis de contrecarrer ce projet.
Le département des Alpes-de-Haute-Provence a-t-il lui aussi fait les frais du renforcement du dispositif du Samu et des services d’urgences, là où se déroulent les JO, pour faire face à une éventuelle « situation sanitaire exceptionnelle », comme l’explique l’agence régionale de santé Provence-Alpes-Côte d’Azur (ARS-Paca) ?
À Castellane, petite ville de 1 500 habitant·es au sud du département, un homme a fait une chute de plusieurs mètres de haut, samedi 27 juillet vers 21 heures. Deux heures se sont écoulées entre le premier appel au 15 et sa prise en charge par un hélicoptère qui l’a conduit à l’Hôpital Nord à Marseille (Bouches-du-Rhône), dans un service de réanimation.
Après la chute, des pompiers et un médecin généraliste de Castellane, correspondant du Samu formé à l’urgence, se sont rendus très vite auprès du blessé, polytraumatisé. L’homme gisait au sol, conscient mais gémissant. Débute alors l’attente de l’envoi d’un moyen de transport héliporté.
Au même moment, se tenaient deux matchs de football des Jeux olympiques, à Marseille et à Nice.
Castellane est nichée dans une vallée de moyennes montagnes culminant à 2 000 mètres, creusées par les gorges du Verdon. Les routes sont de périlleux lacets et les services d’urgences très éloignés : les plus proches sont ceux du centre hospitalier de Digne-les-Bains, à près d’une heure de trajet. En cas d’urgence vitale, le CHU le plus proche est celui de Nice, à deux heures de route. Le seul recours est alors l’hélicoptère… les jours de beau temps.
Pour la régulation autour de cet homme gisant à terre, opérée par les pompiers et le Samu, débute alors la longue quête d’un hélicoptère disponible dans les départements limitrophes, qui a duré environ une heure, selon l’enregistrement des échanges téléphoniques entre les services de secours auxquels Mediapart a pu avoir accès.
Les opérateurs du 15 et les pompiers « cherchent un hélico ». Ils se tournent d’abord vers le « Choucas 04 » de la gendarmerie, basé à Digne-les-Bains, normalement dédié aux secours dans le département.
Dans les Alpes-de-Haute-Provence, le Smur n’a pas d’hélicoptère. Jusqu’en 2020, il n’existait même aucun moyen héliporté dédié au département. « Grâce aux efforts conjoints de l’État et de l’agence régionale de santé Paca, le Choucas, hélicoptère militaire dont la mission principale est la sécurité intérieure, peut aujourd’hui se substituer aux héliSmur [les hélicoptères du Smur – ndlr], sous certaines conditions et sous réserve d’être préalablement médicalisé », indiquent la préfecture et l’ARS, en réponse à nos questions.
Seulement, le samedi 27 juillet, soir de deux matchs de football dans la région, l’hélicoptère Choucas 04 « était en maintenance technique de manière programmée et annoncée », expliquent la préfecture et l’ARS.
Les opérateurs du 15 et les pompiers se tournent donc vers les hélicoptères des départements voisins. Le plus proche est le Dragon 83, l’hélicoptère de la sécurité civile du Var. Ils essuient un deuxième refus, au téléphone : « Le Dragon 83, il est sanctuarisé pour les JO, il peut pas partir. »
Le Samu des Alpes-de-Haute-Provence se voit opposer un troisième refus, cette fois du Samu des Bouches-du-Rhône. Le pilote de l’héliSmur 13 ne veut pas non plus décoller, parce qu’il n’y a pas à Castellane de zone d’atterrissage éclairée « aux normes ». Un des régulateurs s’en agace : « Ah oui, des fois ils partent et ils se posent sur la route, hein ? Ah non, mais, nous, ils veulent jamais. »
Ils obtiennent enfin un accord : le Dragon 131, celui de la sécurité civile des Bouches-du-Rhône, basé à Marignane, peut s’envoler vers Castellane. Mais un nouveau problème se pose : il n’y a pas de médecin urgentiste affecté à l’hélicoptère. Les régulateurs n’en reviennent pas : « Les hélicos dispos ne sont pas médicalisés… »
Un moment est envisagé que le médecin généraliste de Castellane monte dans l’hélicoptère, mais ce n’est finalement pas possible, car il n’y aurait alors « plus de médecin à Castellane ».
Le département des Alpes-de-Haute-Provence est en effet un désert médical : il y a près de deux fois moins de médecins par habitant que dans le Var ou les Bouches-du-Rhône.
Détour de l’hélicoptère par Martigues
Finalement, le Samu des Bouches-du-Rhône trouve une solution : « Faire décoller le Dragon 131 armé par un de nos Smur », explique un assistant de régulation médicale des Bouches-du-Rhône. Il « pense que dans la demi-heure ils sont en l’air ». Il est 22 h 15, plus d’une heure après le premier appel au 15. En réalité, l’hélicoptère doit faire un crochet par Martigues, « pour être médicalisé », précisent la préfecture et l’ARS.
Un des opérateurs des secours des Alpes-de-Haute-Provence n’en revient pas : « C’est assez fou de voir ça en fait […] Il y a deux trucs que je trouve vachement problématiques. Outre les pannes, c’est que [l’hélicoptère Dragon] 83 refuse la mission parce qu’il est mobilisé pour les JO. Enfin, je comprends pas […]. Parce qu’il y avait quoi ? Il y avait un match ? »
L’ARS Paca et la préfecture, qui a répondu à nos questions conjointement avec le service départemental d’incendie et de secours et les services de la zone de défense et de sécurité Sud, en ont éludé trois, portant sur les refus de vol des hélicoptères Samu 13 et Dragon 83 et sur leur réquisition pour les Jeux olympiques (voir boîte noire).
À Digne, dans l’attente de ce fameux secours par les airs, l’état du patient se dégrade et deux médecins commencent à envisager des procédures de réanimation : « Si vraiment il [le médecin généraliste sur place – ndlr] sent que ça commence à mal tourner, il peut foutre 5 milligrammes “d’adré” [adrénaline – ndlr] dans une poche de Ringer [solution pour perfusion en poche – ndlr] et puis le passer comme ça. »
Seulement, le médecin généraliste auprès du patient n’a pas l’équipement d’un urgentiste : « Je ne sais même pas s’il peut poser un pousse-seringue », se demande le médecin en ligne.
Son interlocuteur précise qu’il faut « une heure en fait » pour que le Dragon 131 arrive. L’autre médecin essaie d’être rassurant : « Y aura pas besoin de le faire, ça va bien se passer. » Rire nerveux au bout du fil : « Ouais, on va dire ça. On va croiser les doigts. »
Cette prise en charge chaotique se termine bien : transporté vers 23 h 15, le patient est admis dans le service de réanimation de l’Hôpital Nord où il est aujourd’hui « dans un état stable », indiquent l’ARS Paca et la préfecture du département.
Toutes deux se félicitent même que la prise en charge de cet homme en urgence vitale se soit « faite en quelques minutes à peine, en présence d’un médecin et de moyens de secours renforcés, qui ont permis de stabiliser son état et de préparer son évacuation ». Quant à son transport à Marseille, il s’est fait « dans des délais habituels au vu de l’heure tardive ».
Nous avons rapporté ces propos au docteur Hugues Breton, médecin urgentiste représentant du syndicat d’urgentistes Amuf à l’hôpital de Digne-les-Bains. Il bondit : « Deux heures pour trouver un moyen de transport adapté, c’est totalement inhabituel ! » Le récit de cette prise en charge a fait le tour du service d’urgences, et suscité une forte émotion, assure-t-il : « Normalement, un polytraumatisé doit être pris en charge dans l’heure, selon les recommandations des sociétés savantes… »
Un autre urgentiste du département insiste sur la « pénurie de moyens humains ». « Les pertes de chance sont de plus en plus grandes sur le département, ajoute-t-il. En raison du manque de médecins, les conditions de travail se dégradent, on fait tous du temps additionnel, on tombe les uns après les autres… S’ils nous enlèvent en plus les moyens aériens… »
Un seul service d’urgences fonctionne normalement
Il y a normalement trois services d’urgences sur le département : Digne-les-Bains, Manosque et Sisteron. Mais faute de médecins, « seules les urgences de Digne fonctionnent tout le temps », explique le docteur Breton. Celles de Manosque ferment toutes les nuits, depuis un à deux ans, et à présent parfois la journée. Celles de Sisteron ont un temps fermé, et une mobilisation locale a permis qu’elles rouvrent, avec le soutien des urgences de Gap. « Mais à présent, elles aussi voient leurs portes fermer certaines nuits, précise le professionnel. Dans un département comme le nôtre, l’accès aux soins urgents à trente minutes est une légende… »
La préfecture du département et l’ARS reconnaissent « la fragilité des services d’urgences ». Mais elles assurent que « la prise en charge des urgences vitales » est assurée. L’ARS Paca assure avoir « augmenté les moyens alloués au Samu 04 (+ 20 % depuis 2022) et finance des moyens complémentaires paramédicaux mobilisables par le Samu 04 dans les zones les plus éloignées ».
Le docteur Breton ne se remet cependant pas d’une telle « désinvolture » . « La situation va encore empirer cet été : ce mois d’août, des plages du planning médical ne sont pas remplies, on va coincer… », prévient avec amertume le médecin.
Article MEDIAPART du 7 août 2024
Article publié le 8 août 2024.