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Malgré les 55 milliards de dettes d’Altice, Patrick Drahi tente de sauver ses secrets et sa fortune

Étranglé par les dettes, discrédité par les affaires de corruption, Altice lutte pour sa survie. Soucieux de conserver sa fortune, le milliardaire a décidé d’organiser lui-même le sauvetage de son groupe, en essayant de tordre le bras à ses créanciers. Mais ses actifs peuvent-ils suffire à rembourser ses dettes ?

La volte-face a pris tout le monde de court. Le 12 août, Altice UK, une des filiales de l’empire Drahi, a annoncé avoir conclu un accord avec Bharti Global, le groupe du milliardaire indien Sunil Bharti Mittal, en vue de lui céder la totalité de sa participation de 24,5 % dans British Telecom (BT). La cession, dont le montant n’a pas été révélé, doit se faire en deux temps : le groupe indien acquiert tout de suite 9,9 % puis rachètera les 14,6 % restants, après avoir obtenu le feu vert des autorités britanniques.

Dès l’annonce, la direction de BT a fait savoir sa satisfaction d’accueillir un groupe qu’elle connaît de longue date, saluant sa vision de « long terme ». Une façon de souligner en creux son soulagement d’être débarrassé d’un actionnaire encombrant, dont elle redoutait les projets et les méthodes.

Car Patrick Drahi avait de très grandes vues sur l’opérateur britannique, qui aurait pu devenir la pièce maîtresse de son groupe. En mai 2023, alors qu’il venait de renforcer sa position pour en devenir le premier actionnaire avec près d’un quart du capital, il s’était engagé du bout des lèvres à se tenir tranquille « jusqu’en novembre 2023 ». L’ombre d’une OPA planait. Prendre le contrôle de BT semblait déjà hors de portée du milliardaire, pour de nombreux observateurs. Mais d’autres s’interrogeaient.

C’était encore le temps où Patrick Drahi portait beau. On lui prêtait sans regarder, rien que sur son nom. Comme à son habitude, toute l’opération BT s’était faite à crédit : 4 milliards de livres (4,6 milliards d’euros) pour racheter 25 % des actions de groupe de télécoms. Et pour couvrir les risques de baisse boursière, les banques BNP Paribas, Citigroup, Morgan Stanley et Deutsche Bank lui avaient encore prêté 1,5 milliard de livres pour monter des opérations de dérivés, comme l’a révélé le Financial Times.

Mais rien ne s’est passé comme prévu. L’opérateur britannique est à la peine, son cours s’est effondré et les appels de marge sur ses montages financiers ont explosé. Patrick Drahi n’a pas eu le choix : il a dû vendre au plus vite. Selon les calculs de l’agence Bloomberg, il pourrait avoir perdu au moins 1 milliard de livres (1,17 milliard d’euros) dans l’opération.

Le discrédit de la corruption

Car l’homme d’affaires franco-israélien a perdu tout crédit en un an. Ayant bâti tout son empire à coups de dettes à partir de montages reposant sur des effets de levier gigantesques quand l’argent valait zéro, il s’est retrouvé piégé dès que les taux d’intérêt ont commencé à remonter. Les difficultés rencontrées par le secteur des télécoms ont aggravé la situation.

Et surtout, la mise au jour par la justice portugaise en juillet 2023 du vaste système de corruption élaboré par Armando Pereira, bras droit du milliardaire, a porté un coup fatal au groupe et aux intérêts de l’homme d’affaires franco-israélien.

D’un seul coup, toutes les pratiques frauduleuses, dénoncées parfois depuis des années par des salariés, ont été mises au grand jour. Ententes avec des entreprises amies pour surévaluer les coûts, commissions et rétrocommissions, falsifications des comptes, évasion fiscale à grande échelle… toute la gamme des fraudes, des détournements et des abus de biens sociaux semble avoir été utilisée par le second de Patrick Drahi pour l’enrichissement de quelques-uns.

Le milliardaire s’est dit « trahi », le groupe a déclaré n’avoir rien vu. Ils se sont posés en victimes. Sans convaincre. Ce n’est qu’après l’ouverture d’une enquête par le Parquet national financier au vu des éléments réunis par la justice portugaise que SFR et Altice France, dirigés en sous-main par Armando Pereira, ont décidé de porter plainte contre lui que ces dernières semaines, selon l’Informé. Questionné à ce sujet, le groupe ne nous a pas répondu.

Considéré auparavant comme risqué, le groupe de télécoms constitué autour de trois entités (Altice France, Altice international, Altice USA) est désormais classé en catégorie « junk bonds » (littéralement « obligations pourries »). Il est étranglé par les dettes : plus de 60 milliards de dollars (54,5 milliards d’euros), dont 24,2 milliards d’euros pour la seule entité Altice France.

L’ampleur des sommes en jeu dépasse de très loin les dossiers Orpea, Casino ou Atos, qui défrayent la chronique financière et judiciaire française depuis plus de deux ans.

Et c’est sans doute pour éviter de connaître un destin comparable que Patrick Drahi a décidé depuis un an de prendre les choses en main. Soucieux de ne pas laisser la justice mettre le nez dans ses affaires, de voir les créanciers démanteler son groupe et le ruiner, l’homme d’affaires est devenu le syndic de faillite de son propre groupe, en tentant d’organiser la restructuration pour son compte. Dans l’espoir de conserver ses secrets et sa fortune.

« La dette, c’est zéro sujet. » En octobre 2023, Patrick Drahi fanfaronne encore devant les élus du CSE d’Altice France, secoués et outrés par les révélations de l’affaire Pereira. Quelques semaines plus tard, le milliardaire tient un tout autre discours face aux créanciers et investisseurs de son groupe. Il leur promet d’honorer ses échéances et de les rembourser rubis sur l’ongle. Il n’y aura aucun tabou pour remettre de l’ordre dans le groupe. BFM, SFR, le câble aux États-Unis, « tout est à vendre », leur explique-t-il alors.

Les créanciers en sortent rassurés : Patrick Drahi va respecter les règles du monde financier. Attirés par les taux d’intérêt mirifiques proposés par le groupe, ils ont dans leur grande majorité accepté de prêter de l’argent à Patrick Drahi sans prendre la moindre garantie (nantissement, hypothèque). Ils vont vite mesurer leur erreur.

Guerre avec les créanciers

En mars, Patrick Drahi et ses équipes expliquent que SFR, son vaisseau amiral, a besoin de baisser drastiquement son endettement pour se redresser. Les cessions, les suppressions d’emploi qui ont déjà dépassé les 8 000 salariés, les réductions de coûts appliquées depuis dix ans ne suffiront pas. Les créanciers doivent accepter d’abandonner ou de réduire leurs créances, d’au moins 40 %.

De telles mesures existent dans le cadre de redressement ou de sauvegarde d’entreprises. Elles sont négociées entre parties et s’inscrivent dans un plan général validé par la justice. Mais pour Patrick Drahi, il n’y a rien à négocier : les créanciers doivent se plier aux règles qu’il a définies. Pour bien montrer qu’il a tout le pouvoir en main, il leur annonce que l’argent des actifs cédés ne servira pas à désendetter SFR et Altice France et à les rembourser, mais sera placé dans des structures « sans restriction ». C’est-à-dire hors de portée des créanciers et de la justice. Et cela durera tant qu’ils n’auront pas accepté de réduire la dette. De son côté, Patrick Drahi, qui n’a jamais mis qu’une pincée de capital dans ses affaires, ne dit pas à quelle hauteur il serait prêt à recapitaliser son groupe si les créanciers acceptaient ses conditions.

Depuis, c’est la guerre.

L’épreuve de force

Dans la panique, des détenteurs d’obligations du groupe Altice, à l’instar du Crédit Agricole, ont vendu au plus vite leurs titres, précipitant les obligations d’Altice dans les tréfonds du marché. D’autres, scandalisés par le procédé, ont choisi de résister.

Deux associations regroupant les principaux créanciers et porteurs obligataires d’Altice France se sont formées. Les membres ont signé un pacte de coopération. Selon ce pacte, aucun des créanciers ne peut négocier seul pour défendre ses intérêts : tout accord doit être approuvé par la majorité des membres, ce qui évite les divisions. Ils ont embauché de puissants cabinets d’avocats internationaux pour défendre leur cause.

De son côté Patrick Drahi a fait appel à la banque Lazard et à la banque américaine JPMorgan pour l’aider à mener à bien sa restructuration. Et tente par tous les moyens de conserver le pouvoir sur son groupe.

Depuis, chacun attend l’arme au pied le prochain mouvement de l’autre. Et le monde financier est au balcon pour connaître l’issue de ce bras de fer dont les implications dépassent largement le seul cas d’Altice et de Patrick Drahi. Selon nos informations, des réunions de conciliations pourraient se tenir à la rentrée. Questionnée à ce sujet, la direction d’Altice ne nous a pas répondu.

Feignant d’être insensible aux pressions, le milliardaire agit comme s’il avait toutes les cartes en main. Lors de la présentation des résultats trimestriels d’Altice France en mai, il n’a pas daigné répondre à la moindre question, considérant que sa présentation de dix minutes suffisait à répondre à tout. Bref qu’il est le roi en son royaume.

Il peut attendre, a-t-il fait savoir. La prochaine échéance obligataire du groupe en 2025 s’élève à 1,5 milliard d’euros, les autres plus importantes (5,6 milliards d’euros) en 2027. D’ici là, les cessions qu’il a déjà réalisées lui permettent de patienter. Il espère qu’entre-temps les créanciers accepteront de se montrer raisonnables et de suivre l’exemple de certains financiers aux États-Unis qui sont en passe de signer un report de remboursement de dix-huit mois, par peur de tout perdre.

Opacité

Mais Patrick Drahi a-t-il autant de temps qu’il le dit ? Depuis l’été 2023, le milliardaire s’est activé pour réaliser des cessions et desserrer l’étau financier qui étouffe son groupe. Il a cédé les data centers de SFR au fonds d’infrastructures de Morgan Stanley, sa participation de 49 % dans le réseau La Poste Mobile à Bouygues, les sociétés américaines Cheddar News et Teams, et surtout Altice Media (BFM-RMC). En même temps qu’il a revendu sa participation dans BT, il a accueilli le fonds souverain d’Abu Dhabi dans le capital de Sotheby’s, la maison d’enchères devenue sa propriété personnelle depuis 2019.

À l’exception de la cession d’Altice Media vendue pour la somme inespérée de 1,5 milliard d’euros au groupe CMA CGM, et de celle des data centers pour 535 millions d’euros, les montants de ces cessions n’ont pas été publiés. Selon diverses estimations, le total de ces ventes pourrait avoisiner les 8 milliards d’euros. Même si Patrick Drahi en conserve une partie, le reste a dû servir ou servira à rembourser ses banques, qui, elles, à la différence des financiers et créanciers privés, ont pris des garanties avant de lui prêter de l’argent.

Surtout, Patrick Drahi a réalisé les opérations les plus faciles, celles qui pouvaient susciter des intérêts extérieurs. Les autres sont beaucoup plus difficiles à concrétiser. Au cours de l’année, le groupe a ainsi renoncé à céder sa participation de 50,1 % dans XFibre, opérateur de réseau de fibre optique en France : les offres qui lui ont été faites étaient trop basses selon lui. Il a préféré recapitaliser la société à hauteur de 1 milliard d’euros. De même, il a différé la vente de sa filiale Altice Dominicana, cette société basée à la Dominique sur laquelle Armando Pereira s’est appuyé pour mener toutes ses opérations frauduleuses aux États-Unis : les propositions de rachat faites à Patrick Drahi étaient trop basses, selon le groupe.

Une situation qui n’étonne guère les connaisseurs du monde des télécoms. Pour eux, Patrick Drahi est en train de payer des années de méthodes douteuses et d’opacité. Obsédés par les économies, le milliardaire et ses équipes ont essoré toutes les sociétés du groupe. Toutes souffrent d’un sous-investissement chronique, d’un manque de personnel qualifié, des handicaps majeurs dans le secteur de télécoms en plein bouleversement.

Les révélations de la justice portugaise sur les pratiques frauduleuses et de corruption d’Armando Pereira ont fini de jeter un discrédit total sur le groupe. Pas étonnant que les éventuels repreneurs se méfient et ne soient prêts à racheter les actifs qu’à prix bradé et avec beaucoup de garanties et de précautions. Altice Portugal, en vente depuis plus de deux ans, n’est ainsi toujours pas cédé. Au centre des enquêtes de la justice portugaise et française, la société suscite beaucoup de réserves et de suspicion de la part d’éventuels repreneurs.

La chute sans fin de SFR

Quant à SFR, son sort n’est guère plus enviable. À compter de son rachat par Patrick Drahi, le deuxième opérateur de télécoms en France connaît une chute sans fin. Trimestre après trimestre, la situation se dégrade. Depuis le début de 2024, elle a encore empiré. Insensible à la baisse du pouvoir d’achat qui pèse sur les ménages, indifférente aux récriminations de ses clients sur la médiocre qualité de ses services, le groupe a décidé, à l’inverse de tous ses concurrents, d’augmenter le prix de ses abonnements et d’abandonner toutes les offres promotionnelles.

Les conséquences ne se sont pas fait attendre : les clients ont fui. Au premier trimestre 2024, l’opérateur de télécoms a perdu un demi-million d’abonnés dans la téléphonie mobile, soit presque autant que pendant toute l’année 2023. Dans le fixe, alors que ses concurrents, comme Bouygues Telecom, continuent de voir le nombre de leurs abonnés progresser, SFR régresse, avec près de 70 000 abonnés en moins. La société qui était déjà dans le rouge en 2023, continue de plonger : au premier trimestre, son chiffre d’affaires a reculé de 3,6 % et son résultat brut d’exploitation de 6,5 %.

Dès lors, qui peut être intéressé à racheter SFR, si la Commission européenne continue, au nom du maintien de la concurrence, à refuser la disparition d’un quatrième opérateur de télécoms en France ? Et même si elle lève son veto, à quel prix un de ses concurrents est-il prêt à reprendre cette entreprise en pleine déconfiture ? Certainement pas 24 milliards d’euros, pensent des connaisseurs du dossier.

Ce qui est vrai pour SFR l’est certainement pour tout le reste : la valeur des actifs d’Altice ne correspond pas ou plus aux 60 milliards de dollars de dettes qu’a levés Patrick Drahi pour constituer son groupe.

Peu à peu, le monde financier est en train de réaliser qu’il a cédé aux sirènes de ces hommes d’affaires dont la réussite ne reposait que sur des illusions de l’argent gratuit. Les mirages se sont dissipés, les bulles sont en train d’éclater, il ne reste que les dettes. Dont une partie est irrécouvrable. Furieux, les créanciers de Patrick Drahi jurent, mais un peu tard, qu’on ne les y reprendra plus.

Article MEDIAPRT du 17 août 2024

Article publié le 19 août 2024.


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