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L’intelligence artificielle générative a déjà transformé notre quotidien. Elle est en passe de franchir un nouveau cap qui pourrait bouleverser encore davantage l’organisation du travail.
Grand remplacement : Le 3 août, le Premier ministre suédois a eu le malheur de reconnaître qu’il utilisait « assez souvent » les assistants d’intelligence artificielle comme ChatGPT ou Le Chat. Immédiatement, une partie de l’opinion publique l’a conspué. Pourtant, l’usage de l’IA continue de se diffuser partout dans le monde, y compris au sein des entreprises. La tendance n’est pas près de s’arrêter, avec l’émergence d’une nouvelle vague d’innovation : l’IA « agentique ».
Dans le film Matrix, l’agent Smith se clone à l’infini dans une reconstitution des rues délabrées de New York pour en chasser les humains qui veulent pirater la matrice. Aujourd’hui, de nouveaux agents, cette fois numériques, se répandent eux aussi dans nos bureaux et menaceraient, non pas la survie physique, mais celle de métiers bien réels. C’est le sentiment de 500 PDG de grandes entreprises interrogés par l’entreprise Dataiku : 94 % d’entre eux pensent qu’un agent d’intelligence artificielle (IA) qui rejoindrait un comité de direction fournirait des conseils stratégiques tout aussi bons, voire meilleurs que celui d’un « humain ». La moitié considère qu’il peut remplacer trois ou quatre directeurs. « La question n’est plus de savoir si l’IA a sa place dans le leadership », écrivent les auteurs de l’étude, « mais jusqu’où ira son influence. »
Nouvelles idées.
Depuis 2023, l’IA générative a surgi sur nos smartphones et nos ordinateurs : ChatGPT, Copilot, Le Chat… 10 % des entreprises françaises – seulement – déclarent utiliser l’IA selon l’Insee. En réalité, les experts s’accordent à considérer que c’est bien plus. Le « shadow IA » prévaut : une utilisation dans l’ombre, informelle, cachée ou à tout le moins non déclarée à la hiérarchie, y compris pour des tâches professionnelles. Et les chercheurs identifient d’ores et déjà des conséquences qui n’épargnent pas les managers.
Car contrairement à ce que l’on pourrait penser, l’IA ne sert pas uniquement à gagner du temps sur des tâches simples et répétitives. Les salariés français s’en servent aussi pour trouver de nouvelles idées, avoir un retour sur un travail accompli... Avant, il était impossible de ne pas passer par ses collègues ou son manager pour le faire : on ne « brainstorme » pas, on ne « débriefe » pas seul. Désormais, c’est non seulement possible, mais tentant. Car après tout, ces assistants sont toujours disponibles, courtois. Et programmés pour faire plaisir…
Résultat de cette déferlante : les rôles en entreprises en sont bouleversés. « Les travaux intellectuels, bientôt délégués à l’IA, mobilisent des compétences essentielles qui risquent de disparaître. L’IA va faire diminuer le niveau et donc la valeur des salariés », prévenait François Hommeril, président du syndicat de cadres CFE-CGC, le 17 avril lors d’une table ronde.
« Demain, on risque de ne plus avoir besoin de juniors : le senior ira plus vite en demandant à l’IA de faire ce qu’il demandait autrefois à un junior. Mais, à terme, si on n’en a pas formé entre 2025 et 2035, il n’y aura plus personne pour prendre la suite des seniors ! », observe le chercheur Yann Ferguson. Il dirige le Labor’IA, programme de recherche créé par le ministère du Travail en 2021 dans le but de mieux comprendre l’impact de l’IA sur l’emploi et le travail.
Sur son terrain de recherche – les entreprises françaises –, ses découvertes sont édifiantes. Comme ce groupe de jeunes alternants à Paris qui payent tous un abonnement mensuel à ChatGPT, soit plus de 20 euros par mois. « Quand je leur ai demandé s’ils ne souhaitaient pas demander à leur entreprise de payer une solution pour tous, ils m’ont répondu : “non, on ne veut pas que nos collègues et notre chef aient accès à nos conversations” », rap-porte-t-il. « Ces jeunes craignaient que le chef pense qu’ils posaient des questions à l’IA dont ils étaient déjà censés connaître la réponse. Et comme on n’arrête pas de dire que l’autonomie, c’est important, les jeunes ont l’impression de faire une conquête d’autonomie en utilisant l’IA. Une forme de conversation intime s’instaure et elle se substitue au manager ou à celui qui a autorité ». Un de ces jeunes lui a même confié : « Je me fais senioriser par l’IA »… !
Les managers sont-ils condamnés à perdre du terrain face à l’IA ? Voire lui céder leur place ? En tout cas, 43 % de managers et directeurs pensent que leur métier disparaîtra entièrement dans les dix prochaines années. Soit sept points de plus que le reste des employés (36 %), d’après une étude menée par le cabinet Boston Consulting Group (BCG) début 2025 auprès d’un échantillon mondial de plus de 10 000 cols blancs. Ils savent de quoi ils parlent, puisque les encadrants utilisent davantage l’IA que le reste des salariés : 51 % des salariés déclarent utiliser l’IA générative plusieurs fois par semaine, mais ce sont 78 % des managers qui disent s’en servir, et même 85 % chez les directeurs.
Échappatoire.
Si les managers sont si nombreux à s’en servir, c’est bien parce qu’ils y gagnent, eux aussi. 58 minutes par jour très exactement, d’après une étude menée par Artefact et Odoxa : résumer des réunions, synthétiser des informations, suggérer des plans… En définitive, les managers « exploitent davantage les possibilités d’assistance cognitive offertes par l’IA », écrivent les auteurs. C’est une échappatoire au « malaise du manager de proximité », écrasé par des tâches chronophages à faible valeur ajoutée, veut croire Bruno Mett-ling, ancien DRH d’Orange et président du Cercle de la Transformation du Travail qui a publié un rapport sur la question en avril. Pour lui, les fonctions d’accompagnement et d’animation de l’équipe resteraient, elles, durablement dévolues au manager – qui aura théoriquement plus de temps pour s’y consacrer, donc. De quoi doper l’engagement des collaborateurs, talon d’Achille des DRH devenu un vrai casse-tête.
Autre conséquence possible : « En France, on a tendance à nommer à tort le meilleur des experts manager, parce que c’est lui qui a les meilleurs résultats. L’affaiblissement des fonctions d’expertise pourrait conduire à choisir demain des managers de proximité sur leurs qualités d’agilité, de flexibilité, de leadership », poursuit Bruno Mettling. Voilà qui semble tout à fait souhaitable, alors que les failles du management à la française ont été pointées du doigt par l’Igas, l’Inspection générale des affaires sociales, rattachée au gouvernement, le 28 mars. Son rapport souligne la position « peu flatteuse » de la France par rapport aux voisins européens, du fait de pratiques « très verticales et hiérarchiques », où la reconnaissance est « beaucoup plus faible » et la formation des managers « très académique » avec des résultats « médiocres »...
Mais en réalité, les experts s’accordent tous sur une chose : la véritable révolution n’a pas encore démarré. Si les « assistants » de l’IA, apparus depuis 2023, sont impressionnants, les « agents » qui arrivent sont, eux, carrément bluffants. Cette nouvelle branche de l’IA dite « agentique » peut résoudre des problèmes, percevoir son environnement, interagir avec des outils et des systèmes, planifier et effectuer des tâches complexes en toute autonomie. Par exemple, elle peut « non seulement vous indiquer le meilleur moment pour gravir le mont Everest en fonction de votre emploi du temps, mais également réserver votre vol et votre hôtel », résume IBM sur son site internet.
Hybridation.
Il a fallu attendre le 25 juillet pour qu’OpenAI dévoile en France ses agents ChatGPT au grand public (qui souscrit aux versions payantes). Mais des entreprises et des start-up n’ont pas attendu pour développer leurs agents. A ce jour, d’après le BCG, 13 % des entreprises dans le monde en ont intégré dans leur activité, et 56 % en sont encore au stade de l’expérimentation, le tiers restant y est encore étranger.
« Les premiers cas de déploiement d’IA agentique confirment les potentialités de cette technologie, par exemple pour préparer un entretien difficile avec un collaborateur. C’est sans doute elle qui va profondément boule-verser l’organisation du travail et le management », assure Bruno Mettling qui accompagne, via son cabinet de conseil RH Topics, des entreprises sur ces questions. Selon les secteurs d’activité, des refontes drastiques de processus et de chaînes de traitement sont à prévoir : les délais pour décider de l’octroi d’un crédit ou bien pour déployer des innovations dans le domaine de l’aérien ou l’automobile, par exemple, seraient sans commune mesure.
Quelle place pour les managers dans cette nouvelle donne ? « L’IA ne va pas remplacer les managers, devisait Rob Thomas, cadre dirigeant d’IBM en charge de la data et du cloud en décembre 2020, mais les managers qui utilisent l’IA vont remplacer ceux qui ne l’utilisent pas ». Encore aujourd’hui, à l’aune de la révolution de l’IA agentique, les experts prédisent des équipes non pas complètement autonomes et robotisées, mais des collectifs de travail hybrides, où humains et IA dialoguent en permanence. L’agent Smith dans Matrix voit les choses autrement : « Ne faites jamais confiance à un humain pour faire le travail d’une machine », dit-il. L’inverse vaut de moins en moins.
Article l’Opinion du 8 août 2025
En document, un dossier CGT l’IA au travail
Article publié le 13 août 2025.