vous êtes ici : accueil > Divers

Vos outils
  • Diminuer la taille du texte
  • Agmenter la taille du texte
  • Envoyer le lien à un ami
  • Imprimer le texte

Série LVMH, la prise de Paris (épisode 4)

LVMH, nouveau maître de Saint-Germain-des-Prés

Dans l’ancien quartier littéraire parisien, la boutique Louis Vuitton, installée en lieu et place de la mythique librairie La Hune, s’impose comme le symbole et le moteur d’une surgentrification qui transforme les alentours en un immense centre commercial d’aéroport.

Si l’emprise sur l’espace est bien le signe d’une domination, alors il ne fait aucun doute que LVMH règne en maître sur Saint-Germain-des-Prés. Avec sa boutique Louis Vuitton, le groupe de Bernard Arnault occupe depuis 2011 le cœur stratégique et symbolique de ce quartier du VIe arrondissement de Paris, qui était depuis l’après-guerre le symbole de l’intelligentsia parisienne.

La position géographique des deux entrées de la boutique parle d’elle-même. La première, sur le boulevard Saint-Germain, se situe entre les deux grandes institutions du quartier, le Café de Flore et celui des Deux Magots, face à la brasserie Lipp. La seconde, encadrée par une façade monumentale, toise la vénérable église du quartier au clocher millénaire, juste en face. Le passant comprend vite que le pouvoir divin a laissé place à celui de la chaussure et du sac hors de prix.

L’emplacement est d’autant plus symbolique qu’il est celui de l’ancien centre culturel du quartier. En ces lieux proposant aujourd’hui des produits d’un goût discutable s’était installée en 1949 la librairie La Hune qui, bientôt, allait devenir le lieu de rendez-vous de toutes les figures intellectuelles et artistiques de l’après-guerre. Cette librairie donnait le ton. Sur la table qui accueillait ses clients devant l’entrée trônaient les nouveautés en sciences humaines, tandis qu’à l’étage on tenait des expositions.

LVMH a visé cet emplacement, conformément à sa stratégie d’occuper le centre des quartiers et des secteurs qu’il investit. Et comme toujours, cela s’est fait avec les méthodes particulières du groupe. Dans un premier temps, en 2011, le groupe de luxe « échange » l’emplacement de la boutique Dior, au coin de la rue Bonaparte et de la rue de l’Abbaye, avec celle de La Hune.

Quelque temps plus tard, LVMH achète 10 % de la propriétaire de La Hune, la holding de la famille Gallimard, Madrigall. Cette même holding, en 2015, décide de fermer la librairie en cédant son nouvel emplacement et son nom à l’enseigne YellowKorner, une chaîne de vente en masse d’illustrations standardisés.

Un « duty free » à ciel ouvert

Comme partout où il passe, le groupe de luxe a donc mis à bas (sans y mettre directement la main, ce qui est aussi une spécialité de la maison) ce symbole germanopratin. Aujourd’hui, l’ex-quartier des intellectuels ressemble à une sorte d’immense centre commercial d’aéroport international, comme le fait remarquer Éric Hazan dans Paris sous tension (La Fabrique, 2011).

Tout y est. D’abord, une très forte densité commerciale sur le boulevard comme dans les rues alentour, avec la présence de toutes les marques haut de gamme et de luxe que l’on trouve un peu partout dans le monde et où trônent évidemment en majesté les marques de LVMH.

Ensuite, une offre de restauration très dense et qui fonctionne moins sur la qualité des mets que sur les emplacements et l’image des enseignes. Enfin, une population quasi exclusive de touristes internationaux qui viennent dépenser des sommes folles dans cette offre commerciale qui les cible tout particulièrement.

Dans ce petit Dubaï qu’est devenu Saint-Germain-des-Prés, le passé du quartier n’est qu’un prétexte de plus à vendre trop cher produits, repas et boissons. Dans la vitrine des Deux Magots où les touristes étrangers font la queue, guide sous le bras, on place encore quelques rangées de livres poussiéreux sous la véranda, vestiges dérisoires d’un monde disparu.

Au temps où La Hune occupait les lieux, le quartier grouillait de librairies de toutes tailles et d’éditeurs plus ou moins prestigieux. Une seule librairie reste en place dans le quartier, L’Écume des pages, rachetée à l’été 2023 par Vincent Bolloré. Malgré la charte dont s’est fendu le milliardaire, certains mauvais esprits pensent que les jours de cette dernière relique sont comptés.

Le triomphe du portefeuille

Au reste, nul ne s’en émouvrait plus. En 1995, l’annonce de la vente du Drugstore Saint-Germain à Emporio Armani, à l’angle de la rue de Rennes et du boulevard Saint-Germain, avait suscité une levée de boucliers des tenants de la « tradition littéraire » du quartier, comme l’écrivait alors Le Monde.

À l’époque, l’association des amis des commerçants du quartier, présidée par une figure du Saint-Germain des années 1950, la chanteuse Juliette Gréco, proteste contre la « dérive mercantile » du quartier. Il y a quelques manifestations et on se bat sur le permis de construire. Il faut attendre début 1998 pour qu’Emporio Armani ouvre ses portes.

En 2011, le rachat de La Hune avait encore suscité quelques timides pétitions. Mais la liquidation de la librairie en 2015 s’est faite dans l’indifférence. Et on peinerait désormais à trouver un commerçant du quartier pour s’inquiéter de la « dérive mercantile » du quartier. La raison du chiffre d’affaires l’a emporté.

Pour s’en convaincre, il suffit de consulter le site du Comité de Saint-Germain-des-Prés, une « association regroupant aussi bien des commerçants que des riverains et qui a pour objectif la sauvegarde des traditions culturelles qui font le prestige de Saint-Germain-des-Prés ». Le fondateur, le propriétaire des Deux Magots Jacques Mathivat, y explique que l’association est née en 2002 « à l’initiative de plusieurs enseignes installées dans le quartier depuis près d’un siècle qui s’inquiétaient de son évolution et du bruit médiatique, souvent discordant, fait autour de cette évolution ».

Un propos pas forcément limpide, mais clarifié par une petite promenade sur la partie du site consacrée à Louis Vuitton. L’enseigne est bien sûr membre dudit comité et vante l’existence d’un « cabinet d’écriture » dans sa boutique, « un espace, assure-t-on, fidèle à l’âme germanopratine et à cet esprit si singulier des échanges passionnés qui enflammaient les cafés aux alentours ». Pourtant, une visite dans la boutique éthérée remplie de produits de la marque de luxe ne donne guère ce sentiment.

Le site vante aussi le « partenariat entre Louis Vuitton et Gallimard » (dont on a vu la réalité plus avant), offrant aux riches clients « un service d’exception inédit entre luxe et culture », leur permettant de construire leur bibliothèque dans une malle de la marque de luxe. « Autant d’ouvrages remarquables que vous pourrez protéger et transporter élégamment », conclut le texte, hébergé, rappelons-le, sur un site censé sauvegarder les « traditions culturelles » du lieu.

L’ex-voie de la perdition

L’évolution du quartier n’est guère un mystère, elle se retrouve dans d’autres quartiers parisiens. En 2016 dans son livre Paris sans le peuple. La gentrification de la capitale (éd. La Découverte), la géographe Anne Clerval expliquait le processus de gentrification des quartiers de ce type en trois phases. D’abord, l’habitat dégradé attire artistes, étudiants, marginaux. Saint-Germain, quoique proche des beaux quartiers du faubourg Saint-Germain est, dans les années 1940 et 1950, « un de ses espaces en marge qui sont aussi le lieu de prédilection de la contre-culture », comme le dit Anne Clerval.

Les zones entre la Seine et le boulevard et ceux au sud de ce dernier sont alors largement insalubres, mais la proximité du Quartier latin et de Montparnasse en fait un lieu de rencontre idéal. Derrière la figure très installée et un peu académique de Jean-Paul Sartre, toujours convoquée, le Saint-Germain de l’époque est un endroit grouillant et parfois dangereux, remplis de bouges qui ne fermaient jamais.

Dans son autobiographie Panégyrique, paru en 1991, Guy Debord se souvient de ce « quartier de perdition » au début des années 1950 où l’on trouvait « en permanence des gens qui ne pouvaient être définis que négativement pour la bonne raison qu’ils ne faisaient aucun métier, ne s’occupaient à aucune étude et ne pratiquaient aucun art ».

Puis vient la deuxième phase, où la contre-culture laisse place aux « lieux branchés » qui attirent de nouvelles populations, plus aisées et plus nombreuses. Les commerçants alors s’empressent de profiter de cette nouvelle fréquentation.

Déjà, l’arrivée du Drugstore en 1965 semblait marquer une évolution notable dans le quartier. Les marginaux décrits par Debord laissaient alors place aux jeunes consommateurs cherchant les nouveautés venues des États-Unis. La population dominante devient celle des cadres du secteur public, professeurs d’université ou professions scientifiques. Le bâti est réhabilité. La gentrification commence.

Vient enfin la troisième phase, celle où le passé canaille n’est plus qu’un prétexte pour le développement du tourisme de masse et la consommation de luxe. Les prix explosent et deviennent même intenables pour les cadres du secteur public. Les librairies n’ont plus de fonction commerciale concrète, elles sont donc repoussées dans une malle Vuitton. Anne Clerval décrit ce phénomène comme une « surgentrification ». En cela, Saint-Germain-des-Prés est la pointe avancée d’une évolution de Paris où LVMH a très fortement pris sa part.

Dior dans une ancienne librairie consacrée à la psychanalyse

Cette dernière phase a commencé dans les années 1990 à Saint-Germain. L’affaire Emporio Armani n’était que la partie immergée de l’iceberg. Les enseignes de luxe se font concurrence pour s’installer dans le quartier, et LVMH est déjà au cœur du processus. Dès 1995, le groupe acquiert les locaux de la librairie Le Divan, spécialisée dans les ouvrages de psychanalyse, pour y installer un magasin Dior. C’est ce lieu même qui sera ensuite échangé contre La Hune en 2011.

LVMH est-il un simple symptôme de l’évolution du quartier, ou un moteur de cette surgentrification ? Un peu des deux sans doute. La présence centrale du groupe dans le quartier détermine sa transformation en centre d’attraction pour touristes étrangers, éblouis par une image d’Épinal de Paris sur laquelle LVMH joue en permanence.

Non seulement la boutique Louis Vuitton donne le ton et impose à toutes les marques de luxe d’avoir une adresse sur place, mais elle attire aussi les enseignes moins onéreuses, proposant des produits plus abordables pour ceux qui ne pourraient que soupirer devant les malles-bibliothèques, robes, chaussures et sacs de luxe.

LVMH joue un rôle actif dans ce phénomène en ouvrant des boutiques, comme celle de Celine, rue de Grenelle, mais aussi des bars. En août 2023, le groupe de luxe a ouvert, à l’angle du boulevard et de la rue du Dragon, un bar à cocktails qui est une concentration chimiquement pure de ce qu’est devenu le quartier.

Cet établissement, qui propose à sa carte des « concombres en salade » à 7 euros et une « purée de pommes de terre caviar » à 45 euros pour accompagner des cocktails compris entre 15 et 45 euros, propose comme il se doit une librairie au quatrième étage, spécialisée dans l’architecture, où l’on ne trouve rien à moins de 50 euros. Le fameux esprit du quartier est sauvegardé.

Ce bar s’appelle Cravan. Une référence assumée à Arthur Cravan, neveu par alliance d’Oscar Wilde, boxeur, aventurier et précurseur des dadaïstes et des surréalistes. On s’amuse à imaginer ce que cet homme, disparu mystérieusement au Mexique en 1918 et ennemi de tous les pouvoirs, penserait du fait d’offrir son nom à un bar pour gens distingués détenu par l’un des hommes les plus riches du monde.

Dans une de ses nombreuses saillies, Arthur Cravan proclamait que « l’art est bourgeois ». Précisant : « Et j’entends par bourgeois un homme sans imagination. » Une phrase qui semble écrite pour résumer le nouveau Saint-Germain-des-Prés. En s’y installant en majesté, LVMH a peut-être involontairement vu juste.

Article MEDIAPART du 31 mai 2024

Article publié le 13 août 2024.


Politique de confidentialité. Site réalisé en interne et propulsé par SPIP.