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Série Parfums d’amertume : Une balade olfactive dans le sud de la France entre parfums envoûtants… et réalités sociales et écologiques invisibilisées. De Grasse à Hyères, c’est toute une économie de la fleur qui, derrière le glamour, cache ses difficultés. Mais beaucoup d’acteurs et d’actrices du secteur tentent de changer les choses.

Épisode 1/6 : Les herbes de Provence, on dirait le Sud

Elles évoquent la garrigue, l’été et les grillades au soleil. Pourtant, les herbes de Provence ont souvent tout sauf l’accent du Sud. Près de 90 % des herbes de Provence vendues en France sont importées, alors même que producteurs et coopératives locales essayent de survivre. Étiquetage flou, labels trop faibles : le terroir a été sacrifié sur l’autel du rendement.

Bédoin, Villes-sur-Auzon, L’Isle-sur-la-Sorgue (Vaucluse), Trets (Bouches-du-Rhône).– Au pied du mythique mont Ventoux, le marché de Bédoin s’étire sous les platanes. C’est encore le début de la saison touristique, mais il flotte déjà dans l’air comme un parfum de Provence, au milieu des sarouels et des robes à fleurs bradées sous les tonnelles : celui du thym, des fruits d’été et du savon de Marseille.

Les cyclistes hollandais, belges et allemands sont déjà là, avec leurs maillots bariolés et leurs mollets affûtés. Des herbes de Provence, on en trouve à plusieurs recoins du marché, mais impossible de savoir si elles proviennent effectivement de Provence. En effet, cette dénomination ne renvoie ni à une origine géographique ni même à une recette codifiée. Seul le Label rouge garantit de retrouver strictement du romarin, de la sarriette, de l’origan (27 % de chaque) et du thym (19 %).

Sur les stands, point de Label rouge. Sur les étiquettes, lorsqu’elles y sont, on trouve l’adresse des transformateurs, voire simplement celle du vendeur en autoentreprise. S’ils sont tous domiciliés à moins de 150 kilomètres, impossible de savoir si leurs matières premières viennent de producteurs locaux ou de l’importation.

Sur un stand, au milieu des nappes provençales, une commerçante vend quelques petits sachets en jute. « Les clients, l’origine, ils s’en foutent. C’est des herbes, quoi », balance-t-elle en haussant les épaules avant de tourner les talons et d’aller renseigner une cliente sur des cuillères à miel.

Francine, trente-neuf ans de métier dans les épices sur les marchés locaux, est plus réservée : « Les clients sont méfiants avec les reportages qu’ils ont vus. Ça arrive qu’ils nous demandent la provenance. » Elle dit travailler avec une coopérative de Drôme provençale, sans vouloir nous dire laquelle, et être complètement certaine de la provenance locale des produits.

Derrière le succès commercial des herbes de Provence, dont la recette fut en partie popularisée par la famille Ducros, des négociants de plantes aromatiques qui ont fait de leur marque homonyme un mastodonte des épices, se cache un drôle de paradoxe. Près de 90 % des mélanges vendus en France sous cette mention proviennent de l’étranger, selon l’Association interprofessionnelle des herbes de Provence.

Les différentes plantes, la plupart du temps assemblées et conditionnées en France, sont importées majoritairement de Pologne, d’Égypte et du Maroc. Elles peuvent venir aussi des Balkans et de Turquie. En 2022, le marché des herbes de Provence en grande distribution représentait 450 tonnes pour 13,3 millions d’euros, selon le panorama de FranceAgriMer.

Dans ce marché dominé par les industriels, le Label rouge, pour l’heure uniquement produit par la coopérative Aromates de Provence, qui rassemble une quarantaine de producteurs et productrices, ne représentait qu’environ 4 % des volumes, malgré une dynamique de croissance continue depuis sa reconnaissance en 2003. Le bio, quant à lui, représente un marché encore plus restreint, avec seulement 9,5 tonnes vendues pour 723 000 euros en 2022.

Des agriculteurs au RSA

Dans ce contexte, difficile pour les producteurs et productrices du coin de s’en sortir. Dans un champ de la commune voisine de Villes-sur-Auzon, Jean-Christophe Raffin cueille un rang de thyms en fleurs à la faucille, sous un chapeau à large bord. Il a noué sur son torse un bourras traditionnel, une vieille toile qui lui sert à stocker sa récolte dans son dos tout en ayant les mains libres pour continuer à travailler. Ses mains abîmées témoignent d’un travail physique qu’il mène seul sur toute la chaîne de production. « Je cueille, je sèche, je trie et je mets même en paquet. C’est un boulot de dingue », témoigne-t-il.

À 60 ans, le paysan cultive en bio, conditionne ou distille d’autres plantes aromatiques et médicinales qu’il commercialise en priorité en vente directe ou en circuit court. Il songe à arrêter les herbes de Provence, trop peu rémunératrices.

Face aux difficultés, il a recouru un temps au RSA. Un revenu social pour lequel le département du Vaucluse a été l’un des premiers à expérimenter son conditionnement à quinze heures d’activités par semaine, y compris pour les agriculteurs et les agricultrices, pourtant déjà suroccupé·es par la survie de leur exploitation, comme l’a raconté Reporterre.

Un dispositif désormais obligatoire dans tous les départements depuis début 2025. La mobilisation de la Confédération paysanne du Vaucluse, dont fait partie Jean-Christophe Raffin, a permis de mettre fin au harcèlement administratif des services départementaux envers les exploitant·es agricoles au RSA pour leur imposer ces quinze heures d’activités. Désormais, au cas par cas, c’est plutôt un accompagnement pour redresser leur exploitation qui leur est proposé.

« L’année dernière, j’ai eu envie de tout arrêter, témoigne Jean-Christophe Raffin. Puis j’ai eu le soutien d’un comptable de la chambre d’agriculture. Il me disait : “Tu ne peux pas continuer pour 2,30 euros de l’heure !” » Alors le paysan mise désormais sur d’autres cultures, comme l’arnica de Provence, bien plus rentable, et qu’il vend à un grand laboratoire.

Circuit court et coopératives

À une trentaine de kilomètres plus au sud, les herbes de Jean-Christophe Raffin ont trouvé refuge dans un grand bocal en verre, bien en vue sur une étagère en bois blond, chez Amélie Épicerie. La boutique, nichée au cœur des ruelles animées de L’Isle-sur-la-Sorgue, sent bon le savon à l’huile d’olive et les fruits secs.

« Je ne vends que des herbes de Provence, de Provence ! », s’exclame l’énergique trentenaire, qui tient la boutique écoresponsable. Amélie Place propose des produits en vrac, en grande majorité issus de productions locales.

« On a en France des paysans qui crèvent la dalle… et on n’est pas fichu de les faire travailler. Moi, ça ne me va pas », appuie, le verbe haut, l’ancienne responsable d’un magasin de la grande distribution. « Quand les gens achètent des produits de producteurs, ils permettent de payer toute une chaîne : mon loyer, le salaire de mon apprenti, les cours de bébé nageur de ma fille et les cours de conduite du fils d’un producteur », argumente-t-elle.

Des pesticides dans les herbes de Provence Label rouge

Le Label rouge pour les herbes de Provence a été épinglé pour les pesticides qu’il contient par l’association 60 millions de consommateurs, dans sa revue de juin. Il fait même partie des plus mauvais échantillons parmi ceux testés. Selon les analyses réalisées par l’association, l’échantillon de la marque avignonnaise Provence Tradition affichait la présence de sept résidus de pesticides, tandis que celui de Ducros en contenait trois. Le bilan est cependant encore plus inquiétant du côté de certaines marques conventionnelles testées, qui contenaient des substances interdites dans l’Union européenne (UE), comme le linuron, suspecté d’être cancérogène et présumé reprotoxique par les agences réglementaires européennes.

À mi-chemin entre le circuit court peu répandu et les industriels qui dominent le marché, la coopérative Aromates de Provence veut faire valoir le terroir d’une quarantaine de coopérant·es de la Drôme provençale au Var, en passant par les Alpes-de-Haute-Provence et les Bouches-du-Rhône. « On n’a pas pu protéger le nom “herbes de Provence”, parce qu’il était devenu générique », soupire Luc Justamon, président de la coopérative et de l’Association interprofessionnelle des herbes de Provence, la seule à produire du Label rouge, aux taux minimaux d’huile essentielle, appellation obtenue après des années de bataille. Il nous fait visiter le hangar de transformation de la coopérative, situé à Trets dans la campagne aixoise.

Très chers produits importés

Pour Luc Justamon, les techniques de transformation pèsent aussi sur la qualité du produit. « Les industriels polonais passent leur thym à sécher sur des tapis roulants à 90 degrés pour aller vite », s’exclame le producteur désormais à la retraite. Résultat, exposé à de fortes températures, il perdrait une bonne partie de ses huiles essentielles, et donc de ses qualités aromatiques. Ici, il nous présente l’imposante machine qui permet de « sécher à froid, en ventilation douce en cinq à huit jours ».

Le thym est la seule plante du mélange à bénéficier d’une indication géographique protégée (IGP) depuis 2018. « Il nous a fallu neuf ans pour y arriver, raconte un peu las le représentant de la filière. On a dû faire du lobbying. On n’a vraiment pas l’habitude. » Pour que le mélange herbes de Provence soit garanti local, il faudrait que chacune des autres herbes qui le composent soit elle aussi protégée.

Luc Justamon se désole du sort réservé au produit de consommation courante par les consommateurs et consommatrices, qui accordent peu d’importance à ce que renseigne l’étiquette. Selon lui, les industriels font plus de marge sur des produits de mauvaise qualité. Et malgré les apparences, ceux-ci sont chèrement vendus. Nous en avons fait l’expérience dans un supermarché de Marseille. Le Label rouge « récolté en France », commercialisé par Ducros dans un contenant en verre, est vendu 1,95 euro les 15 grammes, soit 130 euros le kilogramme. Le flacon d’herbes de Provence Ducros de 18 grammes « conditionné en Provence » est vendu 99 centimes, soit 55 euros le kilogramme.

Contactée, la multinationale américaine McCormick, qui possède la marque, n’a pas donné suite à nos questions. Chez Amélie Épicerie, les herbes de Jean-Christophe Raffin s’achètent à 56,9 euros le kilogramme. Les client·es de supermarché payent cher leur conditionnement.

Article Mediapart du 27 juillet 2025

Article publié le 7 août 2025.


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