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Série Parfums d’amertume : Une balade olfactive dans le sud de la France entre parfums envoûtants… et réalités sociales et écologiques invisibilisées. De Grasse à Hyères, c’est toute une économie de la fleur qui, derrière le glamour, cache ses difficultés. Mais beaucoup d’acteurs et d’actrices du secteur tentent de changer les choses.

Épisode 5/6 : Fleurs coupées, la filière française peut-elle refleurir plus durablement ?

Dans un marché ultra-mondialisé, 85 % des fleurs coupées vendues en France sont importées. Face à ce constat, des producteurs et des collectifs français tentent de proposer une voie plus responsable : celle d’une fleur plus traçable, parfois bio.

Carqueiranne (Var), Marseille (Bouches-du-Rhône).– « Ça, c’est une nigelle de Damas, ça, ce sont des achillées et je vous ai même mis un petit pois de senteur. » En ce vendredi de printemps, Denis, 71 ans, qui est venu récupérer un bouquet pour chez lui, récolte une véritable histoire mêlant botanique et anecdotes de culture. Face à lui, Marie-Laure Wavelet, floricultrice de Fleurs de Marseille, décrit infatigablement sa composition.

L’homme, qui s’est toujours fourni chez le fleuriste, se rend désormais à la ferme florale et urbaine, située à l’extrémité est de Marseille, à la lisière de La Penne-sur-Huveaune, non loin d’Aubagne : « J’ai l’impression de retrouver l’époque où avec ma femme on cueillait des bouquets dans la nature, avec une histoire en plus. » Une démarche qui l’enchante et qu’il compte bien renouveler.

Acheter directement chez le producteur ou la productrice n’a rien d’anodin. Car derrière le parfum des fleurs et les souvenirs d’antan, la filière florale française vit une période compliquée, dans un marché ultra-mondialisé. Chaque année, si les Français·es se procurent pour environ 1,52 milliard d’euros de fleurs coupées, selon l’organisme public FranceAgriMer, 85 % de celles-ci sont importées, principalement via les Pays-Bas, depuis des pays comme le Kenya, l’Éthiopie, la Colombie ou l’Équateur.

Ces fleurs, cultivées dans des serres chauffées pour certaines, avec un usage massif de produits phytosanitaires interdits en Europe pour d’autres, voyagent parfois des milliers de kilomètres en avion avant d’atterrir sur les étals des fleuristes. Pire, les fleurs françaises font certaines fois l’aller-retour entre la France et les Pays-Bas.

Des modèles de production à réinventer

La région Paca est depuis longtemps l’un des principaux bassins floricoles du pays. 38 % des fleurs françaises y sont encore produites en 2022 selon FranceAgriMer, en particulier les anémones et renoncules. Le département du Var a connu son apogée dans les années 1960. Pour répondre à la demande croissante, de nombreuses exploitations se dotent alors de serres chauffées, permettant une production intensive, notamment de roses, toute l’année.

Mais la hausse des prix de l’énergie dans les années 1980 et la pression foncière bouleversent profondément cet équilibre : les coûts de production explosent et les fleurs étrangères, moins chères, envahissent le marché. Aujourd’hui, le nombre de producteurs et de productrices a drastiquement baissé.

En 2022, le Var en comptait 400, dont 211 catégorisé·es comme « professionnel·les ». La filière continue d’être marquée par de nombreuses cessations d’activité ces dernières années : en Provence, 80 % des arrêts d’activité de l’industrie horticole régionale depuis 2017 sont dans la fleur.

À Carqueiranne, près d’Hyères, Ludovic Morel, horticulteur depuis dix ans, aménage une ancienne parcelle maraîchère en restanques (les terrasses traditionnelles pour la culture en Provence) pour y faire pousser certaines variétés en pleine terre. Malgré un terrain escarpé peu mécanisable, le microclimat l’avantage : « Avec la mer pas loin, on gagne 4° C l’hiver… et on gagne aussi 4° C l’été dans l’autre sens. » Il y installe un arrosage goutte à goutte et prévoit de semer de la moutarde, qu’il utilisera comme engrais vert.

S’il s’essaye à de nouvelles techniques responsables, l’homme cultive aussi plus de 4 000 mètres carrés de fleurs sous serre et hors-sol. À La Crau, son autre parcelle voit défiler les fleurs en fonction des saisons : anémones, mais aussi pavots en hiver, pivoines au printemps, puis dahlias ou astilbes à la belle saison.

Il a diversifié sa production, avant tout pour des raisons économiques. Ce qui l’inquiète, c’est plutôt la viabilité de son business face aux aléas climatiques. L’hiver dernier, ses serres ont été endommagées par des vents violents. D’un point de vue logistique, sa proximité du marché aux fleurs et la garantie d’écouler l’ensemble de sa production sans prise de tête lui vont très bien.

Le « made in France » ne fait pas recette

Malgré la popularité des circuits courts pour l’alimentaire, peu de client·es de fleuristes s’interrogent pour l’instant sur la provenance des bouquets. Ludovic Morel fait partie du Collectif de la fleur française, qui milite pour une valorisation de la production française. Sa fondatrice, Hélène Taquet, explique : « Les fleurs, c’est joli, on les offre à l’occasion pour faire plaisir, alors on ne s’interroge pas sur leur origine ou leur impact. »

Au départ, il s’agissait d’un annuaire des professionnel·les français·es du secteur. L’association permet aujourd’hui aux différents métiers de se parler et de s’organiser : « On a mis en ligne des calendriers de production par région, pour montrer qu’il est possible de proposer de la fleur française toute l’année », souligne Hélène Taquet.

À côté des grosses exploitations horticoles qui tentent de s’adapter, une nouvelle proposition a aussi émergé, inspirée du mouvement « Slow Flower », venu des États-Unis. « Ce sont souvent des gens en reconversion, avec un engagement très fort pour des pratiques agroécologiques », analyse Hélène Taquet. C’est le cas de la Marseillaise Marie-Laure Wavelet depuis 2022. L’ancienne responsable marketing gère son exploitation coincée entre l’A50, un Novotel et une zone pavillonnaire du XIe arrondissement.

Elle peut parler pendant des heures des subtilités du sol, des expérimentations qu’elle y fait. « Sur mes 1 800 m², j’ai trois terrains différents. Là, j’ai de l’argile très rocailleuse, très drainante, un peu sableuse. À côté, un coin gavé de matière organique, des moutons y passaient, c’est une zone très humide d’octobre à avril, sans lumière. » À Marseille, le foncier agricole est rare et cher.

Alors, elle s’inspire des techniques d’agro-foresterie pour optimiser chaque recoin de cette parcelle mise à disposition par la mairie dans le tiers-lieu baptisé Grain de la Vallée. Depuis son installation, elle a essayé de cultiver plus de 80 espèces de fleurs, et en a progressivement retenu une quarantaine.

Pour sa distribution, elle a fait le pari du circuit court. On peut lui acheter directement des bouquets et elle livre différents fleuristes ou épiceries « paysannes » de la ville. Si sa situation lui permet de toucher une clientèle sensibilisée, elle reste consciente de la difficulté de fournir du volume aux fleuristes, même celles et ceux réceptifs à la démarche, et donc d’être viable économiquement. « Il n’y a pas de réel circuit logistique à plus petite échelle. Il faudrait qu’on arrive à s’organiser entre les différentes fermes et acteurs du coin », expose-t-elle.

En attendant, elle s’ouvre aussi au public et à des revenus complémentaires : des groupes en situation de handicap y sont accueillis et des ateliers de cueillette ou de composition de bouquets sont proposés chaque samedi.

La filière horticole reste en retard sur la traçabilité et l’impact environnemental. Il n’est pour l’instant pas obligatoire d’indiquer la provenance d’une fleur. Mais ça bouge. En 2022, l’Union nationale des fleuristes organise les premières Assises de la traçabilité. Nombreuses sont les initiatives dans le domaine. Le projet Floribalyse par exemple, porté par l’Ademe, Astredhor et la société Sessile qui tente de créer un réseau de fleuristes indépendants, vise à combler ce manque.

L’objectif : développer un calculateur de l’empreinte des fleurs, comme pour l’alimentation ou le textile. Mais la tâche est immense. « On est sur une toute petite filière, donc structurer les données, comprendre les flux, c’est un défi. Il est très difficile de mettre la main sur des chiffres fiables », souligne Louis Savatier, cofondateur de Sessile. Pour lui, l’enjeu est également politique : « Ce manque de données complique aussi le plaidoyer. On veut pouvoir peser dans le débat public avec des infos solides, pas juste des intentions. »

Le bio, futur eldorado ?

« La fleur coupée en agriculture biologique, c’est un peu comme le maraîchage bio à ses débuts », observe Sophie Descamps, chargée d’expérimentation au Cream, la station d’expérimentation de la chambre d’agriculture des Alpes-Maritimes. Comme pour les légumes il y a quelques années, beaucoup reste à construire : les références techniques manquent, les producteurs et les productrices doivent souvent demander des dérogations pour utiliser des graines conventionnelles car introuvables en bio, et les certificateurs spécialisés sur la filière n’existent pas. Et surtout, le label ne constitue pas un avantage concurrentiel.

C’est donc, pour le moment, avant tout un engagement. Difficile de quantifier cette production labellisée. Sur le site de l’Agence du bio, on compte 303 producteurs et productrices, cependant les fleurs coupées constituent souvent une activité parmi d’autres. En France, d’autres certifications sont plébiscitées par les producteurs. Le label Fleurs de France garantit des fleurs locales cultivées selon un cahier des charges environnemental. Le label Plante bleue, plus exigeant, certifie des pratiques durables en matière d’eau, d’énergie et de biodiversité.

Le Cream est, lui, passé en 100 % bio pour la culture de fleurs en 2020. « On voyait que techniquement il y avait un intérêt et nous on est là pour prendre des risques à la place des agriculteurs », explique la chargée d’expérimentation. À travers le programme Zerophyto, l’équipe s’est attelée à identifier les espèces florales qui poussent bien sans pesticides sous climat méditerranéen.

Le pari s’est révélé payant. Le travail de recherche et de démonstration mené en bio a non seulement permis de produire des références précieuses, mais aussi de nourrir une dynamique locale. « Les seules nouvelles installations qu’on a en horticulture dans les Alpes-Maritimes, c’est sur des installations en agriculture biologique », souligne-t-elle. Preuve que, dans un secteur encore très dépendant des importations, miser sur le local et le durable peut faire germer des vocations.

Article Mediapart du 4 août 2025

Article publié le 18 août 2025.


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